De L’ESPRIT DES LOIS à l’esprit de la loi - GASPARRI

"De L’ESPRIT DES LOIS à l’esprit de la loi" de Maître Gaston GASPARRI, 1er Octobre 2009

Rappelons, tout d'abord, ce qu'était la justice criminelle française en 1765 -la date est à retenir-.

 

Une première constatation s'impose - qui pour certains dont je suis - peut paraître inconcevable -à savoir qu'à une époque où les esprits s'agitaient,les idées nouvelles foisonnaient et l'opinion éclairée commençait à s'insurger, plus ou moins ouvertement, contre les pratiques judiciaires avec ses archaïsmes et ses inégalités révoltantes, la France, impassible, restait régie par l'ordonnance de 1670, dont les principes essentiels étaient le secret des procédures,le refus d'assistance d'un avocat, le recours à la torture et la cruauté des châtiments qui frappaient, non seulement le condamné, mais aussi sa famille et sa descendance par l'effet, notamment, de l'infamie et de la confiscation des biens.

Certes, « déjà, au XVIIème siècle, l'abbé Fleury, précepteur du duc de Bourgogne, Augustin Nicolas, Président du Parlement de Dijon, et, surtout, La Bruyère, avaient condamné la pratique de la torture..... .Montesquieu, dans les Lettres Persannes, Rousseau, dans le Contrat Social, le Chevalier de Jaucourt, dans l'Encyclopédie, avaient dénoncé les procédures compliquées et les châtiments pratiqués» (R. Badinter).

Certes encore, au sein même de la magistrature, des appels à la modernisation des procédures s'étaient, publiquement, élevés: rappelons, par exemple, l'enthousiasme obtenu par le réquisitoire du Procureur Général SERVAN dont je vous ai entretenu naguère. Malgré ce la procédure réglée par l'Ordonnance Criminelle de 1670 restait intangible.

C'est ainsi qu'en 1785, encore - vingt ans après la date que j'ai prise, tout à l'heure, pour référence - à l'occasion de la condamnation au supplice de trois accusés, Dupaty, magistrat à Bordeaux, ouvert aux idées nouvelles, avait pris leur défense, dans un Mémoire virulent, qui recevra l'appui de Condorcet.

Mais ce Mémoire sera poursuivi devant le Parlement de Paris, où l'Avocat Général Séguier, après avoir vanté les mérites de l'Ordonnance de 1670, et ironisé sur ceux « qui veulent renverser nos lois, sous prétexte de les rapprocher du code de la Nature » demandait au Parlement que le Mémoire de Dupaty soit lacéré et brûlé, ce qu'il obtenait en 1786.

Qui sont, donc, ces réformateurs que Séguier vilipendait avec tant de succès? Bien entendu ceux qui pensaient et osaient écrire comme d'Alembert, Diderot, Helvetius, Buffon, Hume, le Baron d'Holbach, Montesquieu ,Rousseau et d'autres encore. Mais, si l'on examine les oeuvres de ces auteurs, on constate que chacun avait critiqué, à sa manière les procédures judiciaires en général et la procédure criminelle en particulier. Pour certains ces procédures heurtaient la raison, pour d'autres l'humanité, pour d'autres encore le droit, pour tout accusé ,à un procès public avec l'assistance d'un défenseur. Mais personne encore n'avait, à partir de ces principes, élaboré un système nouveau destiné à régir, désormais, la procédure criminelle dans le respect de la société et de l'individu.

 

Le Mémoire de Dupaty et sa condamnation datent, nous l'avons vu, de 1786, trois ans, à peine avant la Révolution, mais plus de vingt ans après la publication, à Livourne, en Grand Duché de Toscane, exactement en 1764, d'un petit ouvrage, sans nom d'auteur, dont le titre était« dei delitti e delle pene)

Cet ouvrage ne restera pas longtemps anonyme. En effet, les membres de « l' Accademia dei Pugni » de Milan, y découvrirent, vite, la plume d'un jeune homme de vingt six ans, leur confrère, ancien élève de l'Université de Pavie, le marquis Cesare Beccaria, qui vivait à Milan, ville qu'il détestait ,du reste, et qui, selon ses dires, était une capitale « ensevelie sous les préjugés et qui ne pardonnait pas à ceux qui voudraient la faire vivre dans le XVIIIème siècle »

Ce petit livre fut remis, au printemps 1765, par le père Frisi à d'Alembert qui écrira « on ne saurait être plus enchanté, plus enthousiaste même que je le suis de cet ouvrage. Je l'ai fait lire à plusieurs bons philosophes qui en ont porté le même jugement que moi. Ce livre quoi que d'un petit volume, suffit pour assurer à son auteur une réputation immortelle»

Grimm, le 1er Août 1765, salue en Beccaria, «  un des meilleurs esprits qu'il y ait, actuellement en Europe....son livre est du petit nombre de ces ouvrages précieux qui font penser ....il serait à désirer que tous les législateurs d'Europe voulussent prendre les idées de M. Beccaria en considération et remédier à la barbarie froide et juridique de nos tribunaux ».

Et, de fait, Beccaria est le premier à avoir élaboré une justice criminelle fondée sur des principes respectant, à la fois, la raison, l'humanité et l'intérêt général.

 

 

N'oublions pas que lorsque paraît ce livre l'opinion française est encore meurtrie par l'affaire Calas et, doublement, si l'on peut dire, en août 1765 par l'affaire du Chevalier de La Barre, ce jeune homme de 19 ans, à peine, qui avait été arrêté pour,-lui reprochait-on, sans en avoir pourtant, rapporté la preuve formelle- blasphémé au passage d'une procession et avoir mutilé un crucifix. : il était supplicié, condamné à mort et exécuté le 1er juillet 1766.

L'affaire Calas, l'affaire du Chevalier de La Barre avaient mis Voltaire au premier rang des philosophes révoltés par l'arbitraire et l'inhumanité de la justîce criminelle de l'époque et Voltaire, justement, écrivait à un ami «  Je commence à lire, aujourd'hui, le livre italien « des délits et des peines» l'auteur est un frère ».

Voltaire, en effet, ne pouvait qu'être enthousiasmé par la lecture de cet ouvrage qui, en dénonçant la justice mettait en cause le système politique, tout entier, et posait les principes sur lesquels devait être édifiée la nouvelle Justice fondée sur la Raison et la Vertu.

 

En premier lieu cette Justice ne pouvait être fondée que sur la liberté, chère à Montesquieu, liberté fille du Contrat Social, chère à Rousseau et, partant de là, Beccaria étudiait quelle pouvait avoir été l'origine des lois et écrivait: « les lois sont les conditions dans lesquelles les hommes, fatigués de vivre dans un état de guerre continuel et dans une liberté rendue inutile par l'incertitude de la conserver, sacrifièrent une partie de cette liberté pour jouir du reste avec plus de sûreté et de tranquillité il ajoutait: « les lois les plus sages ont pour but naturel d'étendre à tous les hommes les avantages de l'existence et de combattre tout ce qui tend à les concentrer sur un petit nombre et à accumuler, d'un côté la puissance et le bonheur et de l'autre la faiblesse et la misère. Or les hommes abandonnent, généralement, le soin de régler leurs affaires les plus importantes à l'appréciation et aux décisions occasionnelles de ceux dont l'intérêt est de s'opposer, précisément, à ces lois ... ...les lois qui sont ou devraient être des pactes conclus entre des hommes libres, n'ont été, le plus souvent, que l'instrument des passions d'un petit nombre .. parfois elles sont nées d'une nécessité fortuite et passagère, mais elles n'ont jamais été dictées par un observateur impartial de la nature humaine, apte à embrasser les actions de toute une multitude et à les envisager du point de vue que voici: le plus de bonheur possible réparti sur le plus grand nombre ».


 

 Cette notion de pacte social que Rousseau avait, certes, déjà exposée et que Beccaria fait sienne, tout en la dépassant quelque peu, va, selon ce dernier, imposer une série de conséquences dont certaines auront une portée générale et, d'autres, seront propres à la législation pénale; il affirme, notamment que

. la peine procède d'une nécessité sociale, déterminée avec précision parce que la liberté des citoyens ne peut être méconnue que dans les strictes limites indispensables à la conservation de la société;

. la liberté, seule, justifie le droit de punir ;

. les peines sont d'autant plus justes que la sûreté est plus sacrée et inviolable et plus grande la liberté que le souverain laisse à ses sujets ;

. seules les lois peuvent déterminer les peines des délits et ce pouvoir ne peut résider qu'en la personne du législateur qui représente toute la société unie par un contrat social la cruauté des peines est contraire à la justice et à la nature du contrat social car la vertu éclairée aime mieux commander à des hommes heureux qu'à un troupeau d'esclaves où règne constamment un échange de crainte et de cruauté ;

. la peine ne doit jamais être conçue contre la personne du délinquant mais comme la répression d'une atteinte à l'ordre social.

 il écrit plus loin: , « il est de l'intérêt général qu 'il ne se commette pas de délits ou, du moins, qu'ils soient d'autant plus rares qu'ils causent plus de mal à la société: ainsi, donc, plus les délits sont nuisibles au bien public plus forts devront être aussi les obstacles qui les en écartent .. il doit, donc, y avoir une proportion entre les délits et les peines la seule mesure des délits est le tort fait à la nature et non, comme certains le pensent par erreur, l'intention du coupable..

Le dommage causé à la société est une de ces vérités évidentes qui n'ont besoin ni de cadrans ni de télescope, mais sont à la portée de toute intelligence moyenne » .

 

A partir de ces considérations Beccaria, traitant du droit positif, s'attache à démontrer quelles sont les conditions pour qu'une loi, surtout de nature pénale, soit juste et respectée:
-         il faut, d'abord, qu'elle soit écrite 
-         ecritedans une langue familière et non pas « en un langage étranger au peuple et qui le mettrait dans la dépendance d'un petit nombre d'hommes sans qu'il puisse juger, par lui même, ce qu'il adviendra de sa liberté et de celle des autres.
-         ainsi la loi constituera un titre solennel et public et revêtira « un caractère pour ainsi dire privé et domestique... ... ... ...plus il y aura de gens qui comprendront le code sacré des lois et qui l'auront entre les mains moins il se commettra de crimes car, il n'est pas douteux que l'ignorance et l'incertitude des châtiments viennent en aide à l'éloquence des passions »

 

Et il ajoute: « il résulte de ces dernières réflexions que, sans textes écrits, une société ne prendra jamais une forme de gouvernement fixe, où la force réside dans le tout et non dans

les parties, et où les lois, ne pouvant être modifiées que par la volonté générale, ne se corrompent pas en passant par la foule des intérêts privés ».

 

Ecrite, claire, lisible par tous, la loi doit, aussi, être à l'abri de toute interprétation par d'autres que par le législateur lui même, et, surtout pas par les juges.

L'interprétation d'une loi par les juges représente, pour Beccaria le mal absolu.

Le pouvoir d'interpréter une loi pénale, au prétexte de son ambiguïté, ne peut pas être confié aux juges des affaires criminelles pour la bonne raison que les juges ne sont pas des législateurs.

L'interprète légitime de la loi ne peut être que le souverain c'est à dire le dépositaire de la volonté générale et non le juge dont la mission se réduit à examiner si tel homme a commis ou non un acte contraire aux lois .

« En présence de tout délit le juge doit se former un syllogisme parfait; la majeure doit être la loi générale, la mineure l'acte conforme ou non à la loi, la conclusion l'acquittement ou la condamnation ».

«  Rien n'est plus dangereux que l'axiome commun selon lequel il faut consulter L'ESPRIT DE LA LOI... .....qui serait le résultat de la bonne ou de la mauvaise logique d'un juge ; on verrait le même tribunal punir le même délit, différemment à des moments différents, pour avoir consulté, non la voix constante et précise de la loi, mais l'instabilité trompeuse des interprétations ».

 

Pour résumer tout cela nous pouvons dire que la loi doit être écrite, logique, claire dans toutes ses applications possibles et non susceptible d'interprétation sinon par le détenteur de la souveraineté.

Le recours à « l'esprit de la loi » représente, en effet, un danger pour la liberté et l'égalité des citoyens .

Qui, par exemple, pourra garantir que l'interprétation par le recours à « l'esprit de la loi » sera la même pour un juge de Marseille, de Toulouse, de Lille ou de Strasbourg?

Et si ces diverses interprétations étaient différentes que deviendrait l'égalité de tous devant la loi?

Certains pourraient objecter que ce système risque d'entraîner des lourdeurs et des délais trop longs et, pourtant, c'est ce système qui a été adopté en droit communautaire: lorsqu'un texte européen présente une quelconque obscurité dans son sens général ou Son application au cas d'espèce soumis à un tribunal d'un quelconque Etats d'Europe, ce dernier n'a d'autre solution que d'interroger les instances communautaires et de se soumettre à leur interprétation.

C'est pourquoi le recours à «  l'esprit de la loi », trahirait « l'Esprit des lois » c'est à dire la prudence qui doit animer le législateur dans l'élaboration d'un texte et dans la nécessaire clarté de sa rédaction dont il est seul maître.

 

Le livre de Beccaria contient, encore, des choses excellentes sur la peine de mort, les témoignages et d'autres encore mais il serait oiseux de les examiner tous Je vais, donc, me borner, à, réfléchir avec vous sur une pratique qui nous est familière et qui, pourtant, est à la fois inique et contraire au bon sens: j'entends, par là, la peine pécuniaire c'est à dire le système des « amendes » qui aboutit à ce paradoxe selon lequel les crimes et les délits constituent un patrimoine pour le prince, et Beccaria écrit que « les attentats contre la sûreté publique deviennent une source de profits, et, ainsi, « ceux qui(sont) chargés de défendre la société (ont) intérêt à la voir lésée ».

L'objet des peines devient, alors, un procès entre le fisc qui en perçoit le prix et le coupable et le juge devient, de ce fait, l'avocat du fiscplutôt que l'investigateur impartial de la vérité, un agent du Trésor plutôt que le protecteur et le ministre des lois »

Parmi toutes les recommandations que Beccaria adressait aux futurs législateurs celle concernant l'illégitimité des amendes est, sans doute, la seule qui soit restée universellement sans écho et il est facile d'en comprendre la raison.

Je n'en finirais pas de citer, encore, d'autres extraits, aussi fulgurants, de ce petit ouvrage mais je me bornerai à citer celui ci :

 « la peine doit absolument être publique, prompte, nécessaire, la moins sévère possible dans les circonstances données, proportionnée au délit et déterminée par la loi ».

il écrivait, ailleurs: « nul châtiment ne doit être cruel, inhumain, dégradant » formule reprise, plus de deux siècles plus tard par la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme.

Ce petit ouvrage« des délits et des peines » devint très vite célèbre Turgot et Malesherbes, déjà, avaient accueilli ce livre avec faveur, Nous avons vu l'enthousiasme avec lequel les idées de Beccaria avaient été reçues par les philosophes les plus en vue, par les Encyclopédistes, par de hauts magistrats comme Michel Servan.

 

Dès lors la réforme pénale devint un thème de réflexion et de controverses: elle fut proposée comme sujet de concours par les Académies de province. Le publiciste Brissot, en 1783, triomphe à l'Académie de Chalons sur marne, sur le thème:

« les moyens d'adoucir le régime des lois pénales sans nuire à la sûreté publique » Ailleurs, Lacretelle - futur secrétaire de Malesherbes - et Robespierre seront couronnés pour des Mémoires faisant expressément référence au livre de Beccaria. Timidement le gouvernement royal, en 1780 puis en 1788, réforma la procédure criminelle mais en se bornant seulement à adoucir les peines et les rigueurs des interrogatoires. En Europe, au contraire, les idées de Beccaria vont aboutir à des réformes bien plus audacieuses.

En 1772 , le roi Gustave III de Suède, abolissait la torture en déclarant que c'était le livre « des délits et des peines » qui lui avait appris ce trait d'humanité. En Toscane, en Autriche, en Pologne les souverains suivaient le même exemple. En Russie, la Grande Catherine, demandait à Beccaria - qui ne put l' accepter- de venir l'aider dans son projet de réforme pénale.

Aux Etats-Unis où l'ouvrage de Beccaria et ses «Commentaires » de Voltaire avaient été très vite connus, Thomas Jefferson s'inspira de ces principes pour rédiger son projet de loi sur la « proportionnalité des délits et des peines dans les cas de crimes jusqu'ici capitaux »

En France, même, si le souverain restait sourd à toutes les réformes les juges avaient pris l'habitude d'en tenir compte dans leurs décisions et Roederer, en 1798, écrivait à la fille de Beccaria :

« le traité« des délits et des peines» a tellement changé l'esprit des anciens tribunaux criminels en France, que dix ans avant la Révolution, les magistrats des Cours - et je puis l'attester puisque je l'étais moi-même, - jugeaient plus selon les principes de cet ouvrage que selon les lois».

 

C'est la Révolution de 1789, tout au moins dans sa première forme, qui institutionnalisera les principes de Beccaria, lequel, pourtant, ne l'aimait guère, pressentant, semble-t-il, ses futurs égarements.

Il était, en effet, partisan d'un gouvernement mixte, modéré, équilibré, respectant, en outre, non seulement la séparation des deux pouvoirs traditionnels -le législatif et l'exécutif, - mais encore d'un troisième pouvoir, le judiciaire, doté d'une réelle indépendance et par conséquent, garant de la liberté des citoyens.

Seul ce gouvernement sera capable d'assurer une bonne législation.

 En cela Beccaria s'est inspiré d'Aristote, de Polybe, de St Thomas mais, aussi, de Montesquieu, bien sûr, dont il écrivait:

« L'immortel Président de Montesquieu a passé rapidement sur cet objet. La vérité qui est indivisible m'a forcé à suivre les traces lumineuses de ce grand homme, mais ceux qui réfléchissent et pour lesquels j'écris, sauront distinguer mes pas des siens »

Et, de fait, si Montesquieu affirmait que la liberté des citoyens dépendait de la bonté des lois criminelles, pour Beccaria, au contraire, c'est la liberté des citoyens qui assure la bonté de la législation.

Il n'est pas douteux que si Beccaria a eu des « inspirateurs» il sera, quand même, le premier à dresser le modèle dans lequel devait se couler la législation universelle, en des formules, nous l'avons vu, d'une telle évidence que l'on reste confondu de constater qu'elles n'aient pas été écrites jusque là.

 

 

Chers confrères,

Nous avons ouvert cette petite étude en citant Voltaire et c'est par ce même auteur que je vous invite à y mettre fin,
Voltaire qui écrivait à Beccaria: « votre ouvrage, Monsieur, a fait du bien et en fera. Vous travaillez pour la Raison et pour l'Humanité ».