Provence, la bien aimée et terre de passion - CHIRAC

Provence, la bien aimée et terre de passion

Parce que je suis née en Provence, parce que nous sommes réunis, à cette heure même, sur le sol provençal, je voudrais évoquer devant vous, trop rapidement sans doute, ce pays dans son aspect physique et dans son âme, dans ses créations littéraires et artistiques, dégager en même temps tout l’amour dont la Provence est l’objet et les différentes passions – ardentes – que des êtres humains, réels ou imaginaires, y ont vécues.

 

Provence, la bien aimée, d’abord parce que la Provence est belle, et la beauté, sans doute, favorise l’amour.

Même si nous n’accordons pas foi à la poétique légende selon laquelle Massalia est née de l’amour, d’un véritable coup de foudre qui, vers l’an 600 avant J.-C., projeta la fille du roi ligure dans les bras de Protis le Phocéen, nous admettons pourtant que c’est bien une histoire d’amour qui a présidé à la fondation de Marseille : séduits certainement par l’irrésistible beauté du Lacydon, alors dominé par de vertes collines, les Phocéens se sont installés sur ce rivage, d’où ils essaimèrent vers l’intérieur, pour former la Provence grecque dont nous parlerons tout à l’heure.

 

Variété extraordinaire des paysages provençaux, faits de mer ou de montagne, de champs cultivés ou de terres arides, de villes largement étalées ou de villages et hameaux perchés au sommet des collines.

Un pays où se dressent deux géants, au nord le Ventoux qui, du haut de ses deux mille mètres, contemple un panorama sans limites tandis que, le long des pentes, s’épanouit presque jusqu’au sommet une végétation encore peuplée de moutons et d’abeilles.

Plus décharnée, plus intellectuelle, la cristalline Sainte-Victoire jaillit au-dessus de la plaine aixoise, à plus de mille mètres. Elle aussi domine de superbes horizons. Elle se dresse, " ivre de ciel ", comme disait Marie Gasquet. En elle se cache, disait-elle encore, " une flamme sacrée ". Pour Barrès elle est un de ces lieux " qui tirent l’âme de sa léthargie, enveloppés de mystère, élus de toute éternité pour être le siège de l’émotion religieuse ". Un lieu donc " ou souffle l’esprit ".

Pittoresques décors ceux des Alpes de Lumière et du pays gavot. Sol aride, rochers et citadelles, citadelle de Sisteron où rêvait Paul Arène avant d’écrire ce magnifique poème en prose qu’est Jean des Figues. Manosque et le Contadour, tout bruissants des paysans de Giono, le village surréaliste de Moustiers-Sainte-Marie dominant une plaine où, dans le lointain, cyprès, chênes et oliviers, mer d’oliviers, parlent à l’âme du site de Delphes.

Un lieu sauvage, solitaire, relativement préservé, où la vie est groupée en villages pittoresques de vieille époque, c’est le Luberon cher à Henri Bosco, montagne qu’il a dite " magique " et qu’il a immortalisée par ses romans.

Et puis il y a le Rhône. En douze chants d’allure épique, Mistral, dans Le Poème du Rhône, a magnifié le fleuve-dieu.

Pétrie de sel et d’eau, entre les bras du Rhône, une terre qui miroite dans la lumière et que le soleil boit. C’est la Camargue. Flamants roses, gardians et taureaux noirs. De ces solitudes, percées de cris sauvages, joseph d’Arbaud dans La Bête du Vaccarès, Henri Bosco dans Malicroix, Jean-Louis Vaudoyer, Joseph Peyré, d’autres encore, ont chanté la mystère et dit l’envoûtement.

Et nous voilà près de Marseille. Marseille, vous la connaissez : site admirable, la mer à l’infini, le plus souvent éblouissante, entourée de collines calcaires d’une éclatante blancheur, et semée d’îles qui l’humanisent. " C’est un port, l’un des plus beaux du bord des eaux ", écrivait, en 1924, le journaliste Albert Londres. Notre-Dame-de-la-Garde domine, du haut de son piton rocheux, l’immensité de la mer et de la ville. Elle demeure, comme l’écrivait la poète Louis Brauquier,

" mère des émigrants sur le port du voyage "

" mère des passagers évadés des naufrages ".

Quittons déjà Marseille pour découvrir plus largement la Provence maritime où tout est luxe jouissance, où le paysage sur la mer, dans sa perfection et sa lumière, vous parle de paradis, d’éternité. Les villages de l’intérieur aussi, le long de la Côte d’azur, avec leur mimosas, leurs lauriers roses et leurs bougainvillées, ne sont-ils pas un enchantement pour les yeux et l’esprit ? Autant de " paysages choisi ", comme aurait dit Verlaine, dans leur décor naturel, en dehors des périodes d’affluence, en dehors des agglomérations où le béton, les promoteurs et les municipalités, trop souvent complices, ont tué le charme originel.

Sur notre terre provençale s’élèvent des constructions, des monuments d’époques diverses. La richesse des vestiges et des bâtiments anciens qui sont encore debout est une des caractéristiques de cette région. Plus d’une ville d’ailleurs – Aix, Arles et ses alentours, Marseille, par exemple – conserve dans ses murs des pierres et des œuvres d’art témoins des différents âges. Par ailleurs, des sites épars à travers la Provence, mais aujourd’hui abandonnés, gardent dans leur terrain des traces de civilisations disparues. Tel est le cas de Saint-Blaise et de Glanum. La Provence devient ainsi un champ immense où se perpétue, gravée dans le sol, l’évolution humaine, depuis les temps les plus reculés.

Rome et le moyen âge triomphent à la fois dans Arles même : les arènes romaines et le théâtre antique, l’église Saint-Tromphime, ce bijou de l’art principalement roman, avec son portail sublime et son cloître apaisant des XIet XIIsiècles.

Bouleversante compénétration du paganisme et du christianisme, cette nécropole des Alyscamps où les riches gallo-romains avaient enterré leurs morts, et qu’adoptèrent, à leur suite, les chrétiens.

A peu de distance l’un de l’autre, les deux musées lapidaires, parmi les plus importants de France, l’un païen, situé face à l’église Saint-Trophime, l’autre chrétien. Et pour compléter l’exceptionnelle abondance des trésors de la ville, le " Museon Arlaten ", ou palais du Félibrige, créé au XIXe siècle par Frédéric Mistral.

Quel étonnant exemple de continuité à travers les siècles, de liaisons entre les générations, d’évolution de la pensée et du cœur, la ville d’Arles n’offre-t-elle pas ! " cette ville païenne et monacale ", comme écrit superbement Henri de Régnier dans Le Bosquet de Psyché.

Et que dire encore de Fréjus-la-Romaine et d’Antipolis-la-Grecque, là-bas sur la Côte, en direction de l’Italie ?

Les ruines découvertes à Marseille, tardivement, sont certes moins spectaculaires que la plupart de celles évoquées jusqu’ici. Pourtant à travers de modestes vestiges parmi lesquels un chapiteau ionique du temple d’Apollon, un mur cyclopéen, rempart de la cité grecque, les docks romains, deux superbes galères, la crypte de l’abbaye de Saint-Victor, l’antiquité de notre ville apparaît clairement.

Sur la terre provençale où tant de vestiges grecs et romains sont donc présents parmi nous, où des stèles élevées aux dieux mânes portent gravés les noms des défunts, où des paysages plantés de cyprès et d’oliviers évoquent irrésistiblement, pour nous, la terre d’Hellade ou la campagne romaine, nous nous sentons en liaison, à travers les siècles, avec nos ancêtres grecs et latins, et un air quelque peu païen flotte, parfois, dans l’atmosphère. Aussi, divers auteurs eurent-ils la révélation de ce que la Provence, physiquement et spirituellement, leur conservait et leur transmettait du passé hellénique et du passé romain ; Encore fallait-il qu’ils eussent suffisamment de connaissances et de culture pour être pénétrés de la réalité antique.

Ainsi dans sa Lettre à Gyp sur le printemps à Mirabeau, en Provence, Barrès écrit : " Aux heures du soir, on imagine ce bois Saint-Jean " (c’est-à-dire le bois qui environne le château de Mirabeau) " comme un domaine consacré à une divinité de première grandeur, comme une pinède où se trouvent les petites chapelles de Pan et des nymphes, les abris des cultes rustiques "… Et voilà qu’aux yeux de Barrès, un Maurras sur les bords de l’Etang de Berre, un Mistral sous les oliviers aixois, évoquent Platon, ou tel poète de l’ancienne Grèce.

Et l’auteur de conclure à propos de ce pays " où les dieux ", dit-il, " durent plus que les hommes " : " Où que j’aille en Provence, je me trouve placé au cœur de l’antiquité. "

Voilà qui donne à l’atmosphère provençale une richesse, une densité particulières.

Certes, d’autres écrivains que Barrès ont établi un rapprochement entre la Grèce et la provence. Inattendu, et d’autant plus intéressant, le témoignage de Lawrence Durrel : n’écrivait-il pas à son ami Henry Miller, le 29 novembre 1958, du fond de sa garrigue provençale : " le pays ressemble beaucoup à l’Attique, et les gens du Midi, on le voit toute de suite, ont des origines grecques ".

 

Le miracle quasi-permanent de la Provence, c’est sa lumière, la pureté de sa lumière. La lumière, chez nous, est, spirituellement, source de vie et de joie. N’est-ce pas l’idée que, près d’être immolée, exprimait déjà à Aulis l’Iphigénie d’Euripide : " Il est doux de voir la lumière "…

Dans les Lettres de mon Moulin Daudet s’écrie d’heureuse façon : " Tout ce beau paysage provençal ne vit que par la lumière. "

C’est cette lumière que voulurent traduire sur leurs toiles Cézanne et Van Gogh. Elle est d’une telle qualité que nulle part ailleurs, elle n’apparaît avec les mêmes nuances, les mêmes transparences. Cézanne n’écrivait-il pas à son ami Philippe Solari, dans une phrase que la passion rendait brutale, en faisant allusion, précisément, aux paysages baignés de lumière " quand on est né là-bas, c’est foutu, rien ne vous dit plus ! " car, affirmait-il encore, en dialoguant avec son ami Joachim Gasquet : " les grands pays classiques, notre Provence, la Grèce et l’Italie […] sont ceux où la clarté se spiritualise […] Regardez cette Sainte-Victoire. Quel élan, quelle soif impérieuse du soleil. "

Tout le but, tout le drame de la vie de Cézanne sera son désir acharné de capter cette lumière, du bout de son pinceau, pour en imprégner ses toiles et rendre ainsi la spiritualité de Sainte-Victoire, la montagne qui, pour lui, fut obsession.

C’est en affamé de lumière que Van Gogh est venu peindre à Arles et en Camargue. Cette lumière non seulement est luxueuse par elle-même, mais elle donne aux choses leurs couleurs. Ecrivant au peintre Emile Bernard, il évoquait, en même temps que la limpidité de l’atmosphère, " les effets de couleur gaie ", les eaux par exemple qui " font des taches d’un bel émeraude et d’un riche bleu dans les paysages ".

Sous l’effet de la lumière, " la sainte lumière du soleil ", comme l’appelle le romancier Edmond Jaloux, chaque brin d’herbe, chaque pierre s’éclairent, et la nature entière est une vaste symphonie de couleurs. Rien ici ne saurait rester terne. Tout brille et les tons harmonieux se succèdent au fil des heures sur les coins de la terre où la lumière vibre. Ainsi, Sainte-Victoire " devient rose à chaque couchant ", note joliment Jean Giono.

Mais le soleil joue un rôle actif. Il transfigure les paysages et devient magicien. Nulle part mieux que dans les romans de Zola le phénomène ne s’accomplit. La terre que le soleil inonde germe, et se répand en délire. Les créatures humaines, qu’il s’agisse de Miette et de Silvère dans La Conquête de Plassans, d’Albine et de Serge dans La Faute de l’abbé Mouret, de Clotilde et du docteur Pascal, dans Le docteur Pascal, sont entraînées elles-mêmes, dans une fête universelle éclairée de lumière et tiédie de rayons, où tout, dans la nature – fleurs, plantes, oiseaux, insectes – est amour et fusion. De la campagne provençale dont il s’est grisé pendant les années de jeunesse, Zola donne une description exubérante et lui confère un pouvoir d’exaltation dionysiaque.

 

Parée de tant de qualité, donc, la Provence est aimée. La liste des auteurs qui l’ont célébrée, en vers comme en prose, est sans limites, la lecture des textes qui l’évoquent pourrait vous émerveiller pendant des jours et des nuits, à la manière des contes ;

J’exprimerai d’abord la tendresse que l’on éprouve pour cette terre quand on l’a perdue, cette nostalgie ressentie par Cézanne et par Zola, les deux amis, quand, sortis de l’adolescence, ils vivent dans le brouillard parisien. Leur correspondance en témoigne. Zola, parvenu à l’âge mûr, parle encore, avec douceur, de sa Provence aimée. " […] J’ai poussé comme un jeune arbre, sous le grand ciel bleu. En ce moment encore, il n’est pas à Aix un coin de rue, un pan de vielle muraille, un bout de pavé ensoleillé, qui ne s’évoque avec un relief saisissant. Je revois les moindres sentiers des environs, les petits oliviers grisâtres, les maigres amandiers, frémissant du chant des cigales […] ". Ainsi parlait le romancier dans son discours à la félibrée de Sceaux, le 18 juin 1892.

Plus près de nous, Louis Brauquier écrit à son ami Audisio, au cours d’un de ses voyages, le 12 mai 1921 : " J’ai la nostalgie de mon pays, de ma mer, du Vieux-Port, des oliviers gris, de mes terres sèches, sous l’implacable lumière. Chaque jour, à chaque minute, j’ai un élancement douloureux au cœur, je me sens loin ".

N’est-ce pas une sorte de nostalgie, le sentiment éprouvé par Paul Valéry lorsque, revenu de Provence où il a vécu d’agréables séjours chez Marguerite Fournier, à Marseille, il écrit de Paris à l’amie, au printemps de 1940 : " C’est au Midi que je songe, quand je me laisse songer " ; et plus tard : " Je songe toujours avec désir au Vieux-Port. "

Passée la nostalgie, ce sont les déclarations d’amour elles-mêmes à la Provence qui s’entendent partout. Le romancier Jean-Louis Vaudoyer, un Parisien, parle précisément de cette terre " tant aimée, si intimement chérie. Le poète Joseph d’Arbaud par Les Chants palustres, par La Bête du Vaccares, a rendu hommage à la Provence. Armand Lunel, par son livre de souvenirs J’ai vu vivre la Provence, par ses romans, dit son intimité avec sa terre natale, tandis que son ami d’enfance et de toujours, Darius Milhaud dans Notes sans musique a traduit avec ferveur le même sentiment. Les poètes Emile Sicard et Joachim Gasquet ont écrit dans leurs vers et dans leurs romans – Le Jardin du Silence et La Ville du RoyLa Mort des Yeux, Narcisse, des chants d’amour à la Provence, à Aix en particulier. Les romanciers-poètes parisiens, Emile Henriot – Le Diable à l’Hôtel – et Jean-Louis Vaudoyer – Beautés de la Provence-, ont laissé des pages dignes d’être immortelles.

Edmond Jaloux, Marseillais, a donné pour cadre la Provence à plusieurs de ses romans, en particulier Aix et Marseille. A travers l’amour exalté que ses personnages manifestent à l’égard d’Aix, nous devinons la tendresse du romancier pour la chère cité. Ne faisait-il pas dire à l’un de ses personnages, de Fumées dans la Campagne, comme dans un aveu : " Il n’y a qu’un pays au monde, c’est le vieux royaume de Provence […] partout ailleurs la vie est infernale. "

Comment ne pas nommer ici Marcel Joannon dit Marcel Provence, le mainteneur infatigable, qui a voué son existence à l’illustration et au salut de sa province aimée, depuis Moustiers et le pays gavot, particulièrement chers à son cœur, jusqu’à Aix-en-Provence ; redonnant vie aux traditions et aux arts locaux, à la faïence en particulier, il précéda son temps lorsqu’il s’agissait de préserver la patrimoine provençal ; avec quelle ardeur ne lutta-t-il pas pour faire classer les édifices historiques et les sites cézanniens !

 

On peut alors se demander si, au-delà de la beauté physique et de la douceur climatique de la Provence, il est des raisons qui provoquent l’attachement à cette terre.

Maurras met justement en valeur la diversité – et donc la richesse- de la Provence. Il écrit : " La plus une de nos provinces est aussi la plus variée […] "

Dans un ouvrage au titre évocateur, La Séduction Provençale, Jérôme et Jean Tharaud, parisiens, expliquent cet amour si répandu de la Provence par le fait que, je cite " La Provence est sans doute la seule province de France qui peut être comprise , assimilée en quelque sorte ", par quelqu’un d’étranger à son terroir. " On trouve en elle [affirment-ils] je ne sais quel caractère d’universalité si bien que, pour l’aimer […], pour être en parfait accord avec elle, un Parisien, un vrai, n’a pas d’effort à faire, n’a pas besoin de changer d’âme. Il reconnaît ici un génie qui est celui auquel nous a formés notre éducation classique […]. Voilà, je pense, la raison de l’attrait qu’exerce la Provence sur tout esprit cultivé. " Evidemment, les Tharaud évoquent ici la vraie, la profonde culture et non pas la culture de pacotille, parfois avilissante, qui nous est trop souvent offerte, aujourd’hui, sur les chaînes de télévision surtout !

Le point de vue des auteurs de La Séduction Provençale est particulièrement intéressant si on l’applique à la romancière Simone de Beauvoir, parisienne, qui, jeune agégée de philosophie, à la très vaste culture – vous le savez – s’est enthousiasmée pour la Provence quand elle y fut nommée en 1931. Elle écrit, dans le livre autobiographique La Force de l’âge, quelques forts belles pages sur les collines provençales, parfumées, dit-elle, de thym et de genêts, sur le " grand soleil ", illuminant les pierres, et l’aqueduc de Roquefavour.

Venue de la capitale, elle avait donc " fraternisé " avec la nature provençale – d’un caractère classique  - à laquelle elle pouvait se référer sans dépaysement aucun.

Lieu de paix et de beauté, la Côte d’Azur, avant d’être envahie par les foules, et avant la dégradation de nombreux sites, fut terre d’inspiration pour les écrivains et souvent pour ceux venus du Nord. A Bandol, la romancière anglaise Katherine Mansfield, autour des années 20, essayant de recouvrer la santé, écrivait à son époux des lettres émouvantes et composait plusieurs de ses nouvelles. A Cassis, Virginia Woolf, impressionnée par la falaise du Cap Canaille, avait découvert, affirmait-elle " un vrai paradis ", qu’elle évoque dans son journal en 1928.

A la même époque, Colette, de 1925 à 1938, a vécu, elle aussi, son paradis. Ce fut à Saint-Tropez, dans sa maison de " La treille muscate ". Là elle écrivit le roman auquel elle a donné le nom de sa demeure aimée. Ce n’est pas un endroit pour travailler, c’est un endroit, disait-elle " pour quand on a fini de travailler ".

 

Si l’âme de la Provence comporte, comme nous l’avons vu, des éléments concrets et des éléments spirituels de la Grèce et de Rome, si elle est pénétrée de la richesse chrétienne partout présente par ses églises et ses traditions religieuses ; elle est faite aussi de tout ce que les grands hommes de Provence, scientifiques, littéraires ou artistes, ont apporté à cette terre par leurs découvertes, et par les œuvres qu’ils y ont réalisées.

Il faut, en vérité, noter ici une double action : l’action, ou mieux l’influence, que la Provence, en tant que personnalité modelée par les siècles, a pu exercer sur les individus quelle a formés et, réciproquement, le climat intellectuel, moral, l’atmosphère que les œuvres créées pas ces mêmes individus, savants, gens de lettres et artistes, ont diffusés dans cette province, à leur tour.

Mais la Provence, aux yeux de personnes cultivées il est vrai, aurait-elle aujourd’hui la même couleur, la même richesse, la même intensité de vie spirituelle si elle ne conservait, en suspension, dans l’air qu’on y respire, les fantômes, ou le souvenir de tels géants de l’esprit qui s’y sont promenés, y ont travaillé, y ont vécu. N’est-ce pas cette compénétration, ce perpétuel échange des valeurs, ce va-et-vient, qui donnent à la Provence son génie propre, c’est-à-dire son âme ?

Ainsi, selon Joseph d’Arbaud, " Sainte-Victoire explique la méditation d’un Vauvenargues, l’éloquence d’un Mirabeau, l’art d’un Cézanne, le lyrisme d’un Joachim Gasquet. " La personnalité donc du décor a façonné ces grands esprits. Mais, inversement, aujourd’hui les paysages d’Aix se trouvent enrichis, animés par tout ce que ces fils de la Provence ont rendu à la terre qui les a nourris. Ils sont partout présents, et leur action n’est pas spirituellement morte. Peiresc vit encore à Belgentier, dans le Var, Fragonard à Grasse, Mistral à Maillane, Alphonse Daudet à Saint-Michel-de-Frigolet, le bailli de Suffren à Saint-Cannat et Van Gogh qui, certes, n’est pas provençal, mais qui a bu la lumière d’Arles, se dresse partout encore dans les champs alentour, d’Arbaud épie les bords du Rhône, Giono, sur les plateaux du Contadour, contemple " le serpent d’étoiles ", les poètes Emile Sicard et Joachim Gasquet rêvent au clair de lune sur le bord des fontaines aixoises, le peintre Granet médite dans un cloître, Cézanne, son chevaler à la main, se hâte vers le motif par le chemin de Bibemus. Le philosophe Maurice Blondel avait raison, qui affirmait vers la fin de sa vie, en 1946 : " Connaître Aix et ses paysages, c’est enrichir sa propre pensée. "

 

Parmi les richesses de la Provence, sans doute faut-il mentionner son amour de l’art. Nous n’insisterons pas sur les trésors d’architecture et sur la richesse décorative des hôtels et des palais aixois que l’ancienne capitale de la Provence accumula pendant l’époque où elle fut ville de Parlement.

Je n’évoquerai pas non plus les peintres si nombreux, outre Cézanne, Van Gogh et Granet – déjà cités – que la Provence a inspirés, tels Guigou et Seyssaud, et pas davantage les artistes qui, sur la Côte, ont cherché un havre de paix favorable à la création, tels Matisse ou Van Dongen.

Je n’établirai pas une liste des musées prestigieux qui partout décorent la Provence, tel celui de la Fondation Maeght, à Saint-Paul-de-Vence. Ils foisonnent et, chez nous, à Marseille, les expositions se succèdent.

Soulignons seulement le goût de la musique et du théâtre qui s’est toujours manifesté sur cette terre, voisine de l’Italie.

Déjà à l’époque des troubadours musique et poésie se mêlaient dans les cours d’amour. Déjà Campra, né à Aix au XVIIsiècle, et Félicien David, né à Cadenet au XVIIIe, avaient illustré la musique en Provence. Déjà Darius Milhaud avait, au XXe siècle, acquis la gloire internationale. Déjà les Chorégies d’Orange avaient rassemblé la foule sur les gradins du théâtre antique. Et voilà que le vendredi 23 juillet 1948, à 21 heures 30, s’ouvre à Aix-en-Provence, sous les étoiles, le Festival Mozart. Depuis, le Festival n’a pas cessé d’exister.

A la même époque, était né en 1947, à Avignon, le théâtre créé par Jean Vilar. Alors les festivals, avec plus ou moins de bonheur, s’implantèrent un peu partout dans la Provence qui, favorisée par ses nuites tièdes et bleues, est devenue, avec excès peut-être, terre de festivals.

 

En Provence, lieu de beauté et de lumière donc, les passions se révèlent ardentes. Sans doute y aime-t-on plus violemment, et peut-être plus fidèlement, qu’ailleurs.

Amour humain certes, mais amour de Dieu aussi, et même, à Aix en particulier, attachement inconditionnel au roi : constatation que l’on peut faire à partir de la réalité, comme à partir des œuvres romanesques.

De l’amour qui embrase l’âme, Pétrarque déjà avait chanté la joie et la douleur. C’est le 6 avril 1327, en l’église Sainte-Claire d’Avignon, qu’il avait rencontré cette Laure de Noves qui, épouse honnête d’Hugues de Sade, lui inspira une passion sans espoir dont il devait garder le souvenir et le regret pendant toute son existence. C’est dans le Canzionere que Pétrarque a exprimé les sentiments qui l’ont envahi après sa rencontre avec Laure et l’ont introduit à jamais dans ce qu’il appelle sa " contemplation amoureuse ".

Nos troubadours, à la même époque, chantaient aussi le pur et violent amour. Edmond Rostand, dans La Princesse Lointaine, ne nous raconta-t-il pas la lumineuse et désastreuse aventure de Geoffroy Rudel ?

Amour tragique encore, celui que vécut le poète Théodore Aubanel, d’Avignon. Troubadour, en quelque sorte, du XIXe siècle, il avait rencontré en 1850, à Fontségugne, Jenny Manivet, belle jeune fille aux yeux noirs, timide et douce, dont il était tombé, comme on dit, éperduement amoureux. Amour, semble-t-il, partagé. Pourtant, en 1854, Jenny prend la décision subite et irrévocable d’entrer au couvent. Le poète ne la reverra jamais. Il en eut le cœur brisé. Sous le nom de Zani il allait immortaliser dans le long et douloureux poème La Grenade entr’ouverte, en prenant pour devise " Qui chante, son mal enchante ".

La Mireille de Mistral, chercheuse, elle aussi d’absolu, ne peut consentir à aimer un autre jeune homme que Vincent, le vannier ; parce que son père, le riche Ramon, refuse, inflexible, ce gendre sans fortune, Mireille, désemparée, s’en va prier les Saintes aux Saintes-Maries-de-la-Mer. Elle mourra, vous le savez, frappée d’insolation dans le désert de la Crau. Mort toute symbolique pour cette jeune fille pure, au rêve brisé.

Amours passionnées, celles qui retiennent face à face des êtres qui ne sauraient vivre l’un sans l’autre sous le ciel ardent de Provence, celles des couples créés par Zola, qui n’ont jamais aimé qu’une fois : Miette et Silvère, Albine et Serge Mouret, Clotilde et le docteur Pascal.

Armand Lunel, lui aussi, nous introduit, par ses romans provençaux, dans un monde douloureux où la passion mène le jeu. Cependant le jeu finit mal, et nous voilà devant des créatures dont le drame évoque, par la violence et la grandeur des sentiments, la tragèdie grecque, dans un pays tout de soleil et de bleu, mais où l’inquiétude et la souffrance déchirent l’âme, parfois, jusqu’à la mort.

 

Ce goût de l’idéal et de l’absolu peut s’élever plus haut encore. La Provence a ses fous de Dieu, si j’ose dire : Henri Bremond les fait vivre devant nous dans La Provence Mystique : ce sont le père Yvan et la Mère Marie-Madeleine de la Sainte-Trinité, au XVIIe siècle. Ils furent les co-fondateurs de l’ordre des religieuses de la Miséricorde, ordre dont le premier monastère fut inauguré à Aix en 1638 et qui se développa si rapidement qu’à la mort de la mère fondatrice, en 1778, cinq autres monastères étaient nés, et prospéraient en Provence et à Paris.

De ces affamés de Dieu, c’est chaque parole, chaque pensée que l’on voudrait citer, chaque instant de la vie qu’il faudrait évoquer. Je relèverai seulement quelques mots particulièrement expressifs, inscrits dans les notes intimes du père Yvan, tandis qu’il s’était retiré un temps dans l’ermitage de Saint-Roch, dans le pays d’Aix : " Tout seul, avec tout Dieu ". C’était là jouissance suprême.

Et j’ajouterai cette phrase de la même époque : " O ma fille, écrivait-il à la Mère Madeleine, c’est le grand désir des belles âmes que d’êtres dans un désert pour se saoûler dans Dieu à loisir ".

La Provence a même ses saints : saint Elzéar de Sabran et sainte Delphine qui vécurent à la fin du XIIe siècle et dans la première moitié du XIIIe. Leurs bustes reliquaires peuvent être contemplés dans l’église paroissiale d’Ansouis, dans le Vaucluse.

Joseph Méry, dans Marseille et les Marseillais, nous révèle une autre forme d’idéal à propos de la marquise et du marquis de Caumont.

Jeunes mariés, ils vivaient heureux à Aix, dans leur hôtel de la rue Cabassol, où se donnaient régulièrement des fêtes d’un éclat singulier. Le soir de 1793 où arrivèrent de Paris des nouvelles alarmantes auxquelles il n’était plus possible de ne pas croire, " Les lustres de la fête s’éteignirent ", je cite Méry, " les salon se fermèrent, la noblesse se dispersa. La jeune et belle Madame de Caumont, ne voulant plus vivre dans un monde où le sang du roi et des princesses coulait sur l’échafaud, se fit volontairement l’anachorète de la religion politique. Elle ne garda qu’une camériste, se voua par serment à un deuil éternel, et s’enferma dans la plus étroite de ses chambres pour n’en sortir que morte ".

La marquise n’a pas faibli. Un jour de 1850, on vit s’ouvrir une porte fermée depuis un demi-siècle… un cercueil parut au milieu des prêtres et des pauvres, il renfermait la dépouille mortelle de Mme de Caumont.

Par fidélité au roi, elle s’était donc imposé une claustration complète. Quant au marquis, il était parti dans le désert avoisinant Martigues, vivre, lui aussi, une existence d’ermite.

Un idéaliste encore épris d’absolu ? Le Marius de Marcel Pagnol, doublement passionné : sa passion de la mer, de l’air du large, des vastes horizons, qui l’arrache à Fanny. Et sa passion pour Fanny qui, plus tard, l’arrache à la mer. Fanny, la seule femme qu’il ait aimée.

Le dernier exemple, entre tant d’autres, que je voudrais donner des passions qui dévorent parfois les provençaux et font de leur vie un tourment, c’est celle dont brûla Cézanne pour son art.

Dans les notes recueillies par son fils après sa mort, nous lisons, chapitre X : " L’art est une religion. Son but est l’élévation de la pensée ". Et plus loin, chapitre XVI surtout : " Celui qui n’a pas le goût de l’absolu (la perfection) se contente d’une médiocrité tranquille ".

Voilà une phrase-clé qui explique tout Cézanne. Il cherchait la perfection, c’est-à-dire la vérité, sa vérité. Oui, Cézanne s’est acharné à peindre, s’exténuant sur le motif jusqu’à la mort, insoucieux de tout le reste. Il a vécu sa vie, qui fut souffrance, " absorbé ", dit Edouard Aude, le célèbre bibliothécaire de la Méjanes, " par son rêve, dans une sorte d’exaltation ".

 

D’autres régions que la Provence, pensez-vous peut-être, sont belles. Vous n’avez pas tort, mais aucune n’est aussi diverse dans sa beauté. D’autres provinces, pensez-vous encore, sont profondément aimées de leurs habitants, et chantées par des gens de littérature et par des peintres. Vous avez raison aussi.

De la Bretagne, par exemple, Chateaubriand, Anatole le Braz, plus près de nous Henry Queffelec, ont dit le charme. Des peintres, certainement, en ont fixé les traits et les couleurs.

Mais que représentent ces louanges par rapports aux chants innombrables, aux bouquets, aux brassées, aux gerbes de fleurs qui, à travers les siècles, furent offerts à la Provence par ses admirateurs, si souvent de très grande classe.

Et vous voilà peut-être prêts à me dire : des êtres qui ne sauraient aimer qu’une fois, d’un amour absolu, et qui meurent de leur amour, on en a connus ailleurs qu’en Provence, depuis Tristan et Yseult, ou Roméo et Juliette !

Des créatures ne vivant que pour Dieu, et passionnément, il s’en trouve loin de chez nous : Saint-Jean-de-la-Croix, dans la Vieille Castille, Sainte-Thérèse-de-l’Enfant-Jésus, dans la verte Normandie, ont vécu de grandes amours mystiques.

Des hommes dévoués à leur roi, capables de souffrir à cause de lui, il s’en est vu en France, depuis le Chevalier Bayard !

Les festivals de musique ? Besançon a le sien, Salzbourg également !

Allez-vous, alors, en conclure que la Provence est une terre ordinaire, une terre comme les autres ? Vous jugez mal. Ce qui fait l’originalité de la Provence, c’est l’existence en elle, à la fois, de toutes les caractéristiques, de tous les agréments que nous avons évoqués, agréments qui, dans chacune des autres provinces, ne se trouvent que partiellement.

C’est le foisonnement de toutes les richesses que nous avons eu le plaisir de passer ici en revue qui confère à la Provence sa personnalité et modèle son âme.

Je dirai pour finir : la Provence décrite ou représentée dans les œuvres littéraires ou artistiques n’apparaît pas la même chez tous les écrivains ou les artistes. Le moraliste Amiel n’affirmait-il pas " un paysage est un état d’âme " ? Ainsi chacun retient de la terre provençale, ce qui convient à sa propre sensibilité, et chacun la peint alors selon ses désirs, selon ce qu’il croit avoir découvert en elle. quelle différence entre la Provence de Giono, paysanne et souvent rude, celle de Mistral, patriarcale et virgilienne, celle d’Henri Bosco, mystérieuse, terrain d’affrontement des forces cosmiques.

Mais où la pensée des écrivains et celle des artistes se rejoignent, le plus souvent, c’est dans l’amour qu’ils lui portent.

 

Provence donc la bien aimée et terre de passion.

Telle est, mes chers Confrères, la province où nous avons le bonheur de vivre.

 

Marcelle CHIRAC

Professeur émérite de Littérature Française

à l'Université d'Aix-Marseille III

Membre de l'Académie de Marseille

Membre correspondant de l'Académie d'Aix.