Discours de réception - DELAAGE

Réception à l'Académie de Marseille de M. Michel Delaage, le 24 février 2009

Monsieur le Directeur,

Monsieur le Secrétaire Perpétuel,

Monsieur le Maire,

Mesdames, Messieurs,

 


     Je remercie le professeur Serratrice pour ses paroles extrêmement  aimables, et propres à m'aider à m'adresser à vous, en cette circonstance très intimidante.

     Lorsque le professeur Chelini m'a suggéré, il y a plus de deux ans, de me porter candidat à votre noble assemblée, je lui ai d'abord répondu "domine non sum dignus";  j'avais en mémoire les noms des académiciens que j'ai connus, et dont j'ai lu les ouvrages. J'étais  impressionné par leur talent et leur érudition. Permettez-moi d'en citer quelques uns, en me limitant à l'époque contemporaine,  Albert Detaille, Pierre Desnuelle, Paul Amargier, Henri-Germain Delauze, Jean-Robert Caïn, Pierre Echinard et bien sûr les deux secrétaires perpétuels Jean Chelini et Henri Tachoire. Excusez-moi si je suis loin d'être exhaustif. Puis j'ai réfléchi qu'au sein d'une Académie qui a pour mission d'illustrer la continuité de la chaîne du savoir, il y avait, comme dans les grandes abbayes, de la place pour les frères convers, au côté de grands théologiens. Je me suis fait à l'idée que je pourrais être utile, et vous avez bien voulu me coopter. J'en suis très fier, et je vous en suis profondément reconnaissant.
   

Permettez que j' étende cette reconnaissance  aux professeurs qui m'ont formé, en citant quatre d'entre eux, disparus, mais que certains d'entre vous ont connus: au pensionnat du Sacré-Coeur, tout près du siège de l'Académie, j'ai été l'élève du Père Henri Chabrier, professeur de latin et de grec,  et du Père Georges Hermelin, professeur de mathématiques; au Lycée Thiers, j'ai été celui   de Georges Crouzet, professeur de mathématiques; enfin, à l'Ecole Polytechnique celui de Laurent Schwartz, professeur d'Analyse.Je voudrais y ajouter le nom de Jacques Metzger, heureusement parmi nous, prodigieux chimiste et pédagogue.

     Je souhaite que dans ce pays on sache encore affecter aux jeunes élèves des maîtres de grande envergure.

* * * 

     L'honneur d' avoir été votre élu m'impose un agréable devoir, celui de faire l'éloge de mon prédécesseur, l'architecte André-Pierre Hardy, décédé en 2005. Cet exercice eut été facile pour un homme de son art;  pour moi, il m'a fallu entrer dans un domaine qui ne m'était pas familier, et ce n'est pas le moindre intérêt de l'exercice que d'obliger à sortir de soi-même à un âge où l'on serait enclin à rester dans ses routines. Je salue ici ses deux filles, Elisabeth et Danièle, qui ont bien voulu m'ouvrir leurs archives et me conter leurs souvenirs.

   

     André-Pierre Hardy, né à Reims en 1909, était un surdoué, Issu d'une famille d'artistes : son père, l'inspecteur général de l'aéronautique Pierre Hardy, sa mère, sa tante, peignaient et dessinaient. Il  fit des études au lycée Louis-le- Grand avec entre autres Léopold Sengor comme condisciple. Étudiant, il gagna sa vie comme musicien, mécanicien de la marine, dessinateur, avant d'obtenir son diplôme d'architecte à Paris. Peu après,  il partit pour l' Iran et participa aux fouilles de la ville sassanide de Châpour, (1935-9). Le livre de Roman Ghirshman, directeur des fouilles, est très instructif sur ce point. André Hardy a dessiné le plan complet de la ville, d'un urbanisme d'inspiration gréco-latine. Il ne s'est pas contenté des plans d'ensemble, il a fait des observations très fines sur le remaniement des édifices, et multiplié les dessins d'objets et de détails dont il a fait l'inventaire. Il se qualifie lui-même pendant cette période de besogneux et passionné, il le sera toute sa vie. Il n'est pas douteux que ce travail a éveillé sa vocation d'urbaniste. On retrouvera plus tard sa conception d'une ville harmonieuse et belle, condition première du bien-être de ses habitants.

     André Hardy n' a pas tout raconté de sa période orientale: le fait qu'il ait été à cette époque architecte-conseil du ministère de l'air laisse à penser qu'il avait une mission plus large que l'inventaire des fouilles de Châpour; après tout, il n'aurait pas été le premier, un certain Lawrence d'Arabie a aussi été archéologue.

     Pendant la guerre, il a déployé une activité considérable, en France métropolitaine et en Afrique du Nord, pour les hôpitaux, la SNCF, les phares et balises,.... Officiellement affecté à la direction des parcs et jardins de la ville de Paris, il rejoignit les FFI des Maures à La garde Freinet et à St Tropez en mai 1944. Il mis ses connaissances du bassin méditerranéen au service des alliés,  et se lia avec Gaston Defferre, qu'il connaissait probablement déjà. Dès la libération de Toulon il a été attaché au cabinet du nouveau sous-préfet, et en mars 1945 il a été  nommé inspecteur départemental de l'urbanisme par le ministre de la reconstruction Raoul Dautry. La fonction d'inspecteur a fait d'André Hardy un homme d'influence. Dans cette fonction ses qualités de stratège se sont manifestées, tandis que l'histoire a mis en avant les noms des architectes de terrain qui étaient ses interlocuteurs, Pouillon, Egger, Le Corbusier, qu'il a accueilli à Marseille, Dunoyer de Segonzac et j'en passe. Il s'est impliqué directement dans plusieurs projets régionaux comme l'hôpital de Brignolles ou les aménagements autour du lac de Serre Ponçon. Il a eu son mot à dire dans toutes les grandes opérations de construction à Marseille. 

 

      Gaston Defferre, revenu à la Mairie de Marseille, appella à ses côté André Hardy pour fonder,  en 1960, l' Agence d' Urbanisme de Marseille, avec pour mission de mettre en oeuvre le plan d'urbanisme de détail dans le cadre plus général du plan directeur de 1959. C'était l'époque du ministre Olivier Guichard; l' agence aurait dû disposer de gros moyens d'intervention, provenant à parité de l' État et de la ville. Le désengagement de l' État a limité l'agence à un rôle d'inspiration et d'évaluation de projets, plus que de conception. Dans les années 70 l' agence d'urbanisme s'est fondue dans l'AGAM, agence de développement de l'agglomération marseillaise, créée par le commissariat au plan.

    

     André Hardy aurait voulu que Marseille s'appuyât sur son passé glorieux de ville grecque pour retrouver l'idéal de la ville hellénistique. Fonctionnaire de l'Etat, dans le sens le plus noble du terme, il a eu la rude tâche de mettre un peu d'ordre dans l'anarchie des constructions d'après-guerre, sans toujours y parvenir. Il a limité les dégâts au vallon des Auffes, mais il n'a pu empêcher les tours du Roi d'Espagne, ni les extensions de  la Rouvière. Il savait que l'urbanisme, depuis  Romulus et sa charrue, jusqu'à Niemeyer, en passant par le baron Haussmann, c'est d'abord le tracé des  rues. Il s'est opposé aux  ensembles en cul-de-sac des quartiers nord qu'il faut aujourd'hui détruire ou reconstruire.

 

     L'action de l'urbaniste était particulièrement difficile dans une ville où la solution des conflits d'intérêt s'appelait souvent dérogation. On peut s'en faire une idée en lisant le livre de souvenirs de René Egger qui écrit, à propos de l'hôtel à construire sur les terrains du Pharo (l'actuel Sofitel):

"Un fonctionnaire zélé fit dire au maire que, s'agissant d'un bien de l' Etat, un concours était nécessaire. Le maire m'en informa navré."!

 

     La position d'André Hardy était exposée, entre les promoteurs dont il freinait les excès, et  les politiques qui en étaient souvent les obligés. Il a dû faire face à une véritable affaire "Clearstream" avant la lettre, dont Georges Lacroix, directeur des services techniques de la ville de Marseille à la grande époque, a bien voulu me donner les détails. Je le salue au passage. Il en ressort qu' André Hardy était incorruptible. Auprès de Gaston Defferre, qui ne lui a pas marchandé son estime et son amitié, il a été  une conscience. Mais l'urgence était toujours invoquée pour construire des bâtiments en négligeant la voirie et pour raser les vestiges archéologiques, soit-disant re-découverts, qui surgissaient dans les chantiers.

 

      A Marseille il vaut mieux voir le verre à moitié plein, plutôt que de gémir sur le verre à moitié vide. André Hardy est pour beaucoup si l'on a pu conserver les docks romains, et  la corne du port derrière la bourse, si l'on a sauvé la Vieille Charité, si l'on a aménagé les plages du Prado, et re-dessiné la corniche, qu'il a orné de la pale de César.  Sait-on, par exemple, qu'on lui doit l'alignement de l'autoroute nord sur Notre Dame de la Garde ?  Dans toute son action il a trouvé un appui précieux auprès de sa femme, Mireille Larguier, elle-même prix de Provence de peinture, de l'école des beaux-arts de Marseille, qu'il avait épousée en 1946.

 

     Parallèlement à sa carrière d'urbaniste André Hardy a poursuivi durant trente ans une carrière d'enseignant à l'Ecole des Beaux-Arts puis à l' Ecole d' Architecture de Marseille. Il a été successivement chargé d'un cours d'architecture dans l'atelier de Gaston Castel, puis d'une chaire de théorie de l'architecture où ses cours faisaient salle comble. Daniel Drocourt, que je remercie au passage pour les documents qu'il m'a fournis, en a gardé un grand souvenir.

 

     On est confondu par la puissance de travail d'André Hardy. Sans doute, le fait d'avoir servi comme mécanicien dans la marine puis d'avoir méticuleusement dessiné des tessons sur les chantiers de fouilles, l'a-t-il prédisposé à comprendre que, quelle que soit l'ampleur d'un projet, les détails ne sont jamais négligeables. Auguste Perret le disait déjà:  "Le plus difficile, c'est une maison de garde barrière". André Hardy était aussi à l'aise dans le tracé des grands axes que dans la maîtrise des matériaux, pour preuve le curieux essai de granulats sur le grand réservoir de la colline Perrier, où il combine différents cailloux de Provence pour dessiner la carte de la rade de Marseille sur un mur de béton.

 

     Il a souvent fait référence à l'antiquité grecque qui nourrissait sa réflexion d'urbaniste, je renvoie pour cela à son discours de réception à l'Académie de Marseille, dans lequel il cite longuement Platon. Je renvoie aussi à ses nombreux articles et conférences, par exemple "Renaissances" dans le n° 61 de la revue Marseille, qu'il émaille de photographies qu'il a prises lui-même. Son érudition lui sert à souligner la continuité de l'évolution technique et artistique, à laquelle il croyait bien plus qu'aux ruptures.

 

     L'archéologie n'est pas une activité secondaire: surtout dans un pays qui proclame le droit du sol, rien n'est plus important que de faire connaître à ceux qui naissent ici, comme à ceux qui s'y installent, ce qui s'est passé sur  le sol qu'ils foulent et quelles sont les traces qu'ont laissées ceux qui les ont précédés. Marseille n'est pas un modèle à cet égard, et André Hardy en a souffert. Autrefois tout disparaissait, ainsi le grand baptistère découvert sous Napoléon III, n'a pas survécu à la construction de la nouvelle cathédrale.  Si aujourd'hui on laisse les archéologues effectuer des études d'urgence, des relevés et des moulages, les sites eux-mêmes sont le plus souvent détruits, au rebours de ce qui se fait en Italie.

 

     Ne nous méprenons pas, André Hardy n'est pas un passéiste. Il est  à l'aise dans son temps, il connaît et admire le Corbusier, sans doute plus comme architecte que comme urbaniste ou sociologue. Il acquit d'ailleurs, dans la Cité radieuse, un appartement  qu'il a habité durant cinquante ans, tant qu'il a vécu à Marseille. On trouve sa signature auprès de celles de Picasso et de Jean Cocteau, au bas d'un manifeste pour la nouvelle gare maritime de Cannes.

 

     André Hardy  artiste n' a jamais cessé de dessiner. Il affectionne le port et les bateaux. Ses restitutions antiques  de Massalia, sont admirables, que Fernand Benoît a utilisé; j' ai vu son  temple d' Apollon aux couleurs éclatantes. Il dessine aussi bien  les chantiers modernes pour illustrer le dynamisme de la ville. Il manie  l'encre de chine, ou l'aquarelle, avec une sûreté de trait d'une justesse  admirable. Cela va du petit format aux grands décors, comme celui qu'il fit pour une exposition à Berlin en 1971. Lorsque le dessin ne suffisait pas il créait d'étonnantes maquettes, souvent de ses propres mains. Une fois à la retraite il a enseigné l'aquarelle à l'académie Allard de Marseille. Je crois savoir qu'une exposition se prépare où certaines de ses oeuvres seront présentées, ce sera le moins qu'on puisse faire à l'occasion du centenaire de sa naissance.

 

     Je souhaite à l' Académie de Marseille et à la ville de Marseille d'avoir encore d'autres André Hardy à leur service.

 

* * * 

     L'homme de réflexion et l'homme d'action qu'était André Hardy me fournit la transition pour vous parler d'un sujet qui me tient à coeur celui des rapports entre la science et la technologie, entre la recherche et l'industrie, plus particulièrement dans le domaine de la biotechnologie, qui est le mien.

    

      La technologie n'est pas la fille bâtarde  de la Science. Elles sont apparentées mais  se   distinguent,

- D'abord par le domaine: La science est universelle, la

technologie est limitée aux  activités humaines,

         -  Ensuite par le rapport à l'expérience. S'il n'y a de science que dans la reproductibilité,  celle-ci s'entend a minima: le retour de la comète peut être tardif, l'observation cruciale du biologiste peut être difficile à répéter. Pour la technologie en revanche la reproductibilité doit être quotidienne.

     - Enfin par le mode de transmission: la Science se transmet par la démonstration,  la technologie se transmet par tous les moyens, l'enseignement technique mais aussi la tradition et l'apprentissage sur le tas.  La Science s' enseigne à des esprits préparés, la technologie est parfois maîtrisée  par des illettrés.

    

      On a coutume de dire que la technologie se nourrit des progrès de la science. Il s'agit là d'une vision récente, car dans le passé la règle était inverse. Comme l'a si bien dit l'historien des sciences Alexandre Koyré "On peut édifier des temples et des palais, et même des cathédrales, creuser des canaux et bâtir des ponts, développer la métallurgie et la céramique sans posséder de savoir scientifique". Encore aujourd'hui les contre-exemples sont légion.

    

     - Une partie de la recherche est de type purement exploratoire. Sur le modèle des grands géographes du 18 ème siècle. Recherche très utile mais où le  risque d'échec est modéré. Elle avance de façon linéaire, comme la construction des voies ferrées. Arpenter le méridien terrestre, trouver la source d'un fleuve, en dépit des difficultés rencontrées, aboutit toujours à un résultat. C'est l'exploration d'un "fractal", comme dit Benoît Mandelbrot. Le déchiffrage du génome humain  est un exemple contemporain typique. Il a nécessité beaucoup d'ingéniosité et a conduit à des résultats remarquables. Je salue dans cette salle Bertrand Jordan qui y a contribué en séquençant les premiers gènes d'histocompatibilité. l'Académie de Marseille a primé son dernier ouvrage.

      Ce type de recherche s'effectue dans un cadre conceptuel défini, avec  une technologie largement codifiée, ce que l'historien des sciences Thomas S. Kuhn appelle un paradigme; mais elle peut aussi donner des résultats inattendus et faire émerger justement un changement de paradigme. J'ai un exemple en mémoire: à la fin des années 70 la recherche des gènes codant pour les immunoglobulines avait abouti à un nombre de gènes ridiculement petit, quelques centaines, sans commune mesure avec ce qu'on attendait du répertoire des anticorps évalué déjà à plusieurs dizaines de millions. Il a fallu se rendre à l'évidence: le paradigme "un gène - une protéine " avait vécu, et par la suite on a bien démontré que les cellules immunitaires créaient la diversité en faisant leurs propres recombinaisons génétiques. Michel Fougereau, que je salue au passage y a contribué en séquençant la première chaîne lourde d'immunoglobuline.

 

     -Une autre catégorie de recherche vise à résoudre un problème, ce que Kuhn appelle une énigme. Peu importe la  motivation: ce peut être un objectif imposé au chercheur: on connaît les grands programmes industriels, la recherche fondamentale a aussi ses grands programmes sur objectifs; ce peut être une motivation intérieure qui traduit une insatisfaction devant l'état des choses. Le résultat n'est pas garanti, même en mathématique, les logiciens nous disent qu'il existe des propositions vraies mais indémontrables. Là aussi la contrainte du problème à résoudre pousse l'esprit humain dans ses retranchements et peut  ouvrir de nouveaux champs à la connaissance scientifique.

                        Ainsi en a-t-il été de la théorie des ondelettes qui généralise la transformation de Fourier.  J'ai choisi cet exemple parce qu' une partie de l'histoire s'est déroulée à Luminy. Elle est connue: l'ingénieur Jean Morlet, chercheur chez Elf Aquitaine, pour interpréter les données  de sismologie, élabore une sorte de transformée de Fourier locale, à géométrie variable qu'il appelle transformée par ondelettes. Mais les propriétés mathématiques de son outil semblent mal fondées, et ses résultats sont contestés. Il s'adresse alors au mathématicien Alex Grossman, qui à Luminy explore des problèmes similaires. Et c'est Grossman qui démontre la convergence de la transformation inverse, ce qui valide toute l'approche. Pour l'anecdote l'article que publient Morlet et Grossman en 1984 a pour titre "Decomposition of Hardy functions into square integrable wavelets of constant shape". Naturellement ce n'est pas notre Hardy, mais un homonyme mathématicien écossais. Quoiqu'il en soit la théorie des ondelettes a fait le tour du monde avec des applications aussi variées que la synthèse vocale, la compression d'images, l'anthropométrie etc...

                        Dans ce cas la théorie est arrivée à la rescousse pour soutenir un  développement déjà orienté. Mais parfois  les retombées sont plus tardives, et sans rapport avec l'objet initial. Ainsi pour le site actif des enzymes, sujet très étudié dans le laboratoire de Pierre Desnuelle, où j'ai fait mes débuts. On recherchait les acides aminés du site actif avec des composés halogéno-phosphorés, qui étaient issus de la recherche sur les gaz de combat, entre les deux guerres. Il n'est pas de recherche plus impure, et d'utilisation plus utile, car elle a permis aux chercheurs  d'identifier les sites actifs de protéases et de  nucléases. Ce n'était pas la première fois, ni la dernière, qu'une recherche militaire trouvait un débouché civil.

* * * 

               Cet exemple me fournit la transition pour vous parler de biotechnologie. Il y a plusieurs définitions de la biotechnologie: au premier abord c'est  l'application  des sciences de l'ingénieur à la biologie, mais plus fondamentalement la biotechnologie consiste à mettre en oeuvre des éléments de systèmes biologiques en dehors de leur contexte naturel, c'est à dire en dehors du fonctionnement poli par les millions d'années de l'évolution. Il en résulte un changement radical de perspective: la stabilité ne va plus de soi et le lien de causalité entre les actions et les effets escomptés, doit être complètement ré-étudié. "Dépasser la nature serait diabolique" aurait dit Léonard de Vinci, cité par André Hardy, c'est pourtant ce à quoi prétend la biotechnologie.

     Contrairement à une idée reçue la biologie n'est pas le monde de l'approximatif et de l'irreproductible: poli par 3 milliards d'années d'évolution le monde biologique concilie complexité et robustesse, c'est à dire reproductibilité et stabilité vis-à-vis de l'environnement. Il suffit pour s'en convaincre de mettre ensemble une souris mâle et une souris femelle. En dépit de la complexité de la fécondation et du développement embryonnaire on est sûr d'avoir une portée trois semaines plus tard. Cette robustesse vis-à-vis des conditions initiales ne se rencontre nulle part ailleurs: un défaut d'usinage de quelque centièmes de mm est fatal au vilebrequin d'une voiture, une trace d'humidité réduit à zéro le rendement d'un organo-magnésien (un grignard). Je salue au passage Jean-Pierre Frédéric d'Allest, ancien directeur général du CNES, et fondateur d'Ariane Espace. Il ne me contredira pas si je dis que la stabilité de la combustion ou celle de la trajectoire d'une fusée ne vont pas de soi! Le chaos n'est pas absent des phénomènes biologiques, mais il est extraordinairement maîtrisé et confiné. Il est contre-sélectionné par l'évolution darwinienne, mais réapparaît dans les situations de stress: accidentel,  dans les pathologies ou artificiel, en biotechnologie.

      La biologie est riche de situations proprement réductrices où des phénomènes extrêmement compliqués ne dépendent que d'un très petit nombre de degrés de liberté. La stabilité des structures est le fruit de la rapidité des échanges de matière, d'énergie et d'entropie. Les systèmes biologiques sont stables au sens de Prigogine et non au sens de Le Châtelier.  Modifier un système en équilibre c'est lutter contre des forces de rappel facilement identifiables, mais dès lors qu'on veut modifier un système stationnaire les réactions sont plus difficiles à prévoir et à contrôler: le gyroscope se dérobe, si l'on touche  un jet d'eau on ne le repousse pas comme un bâton, il est au contraire attiré par le contact. Ainsi vont les systèmes biologiques, d'où l'extrême difficulté à prévoir les effets immunologiques et pharmacologiques.

      En conséquence la causalité, définie,comme une chronologie obligatoire, est très simple en biologie et très complexe en biotechnologie. La question de savoir qui de la poule ou de l'oeuf est la cause de l'autre a une réponse triviale, c'est chacun son tour. La biologie moléculaire a réussi à maîtriser la causalité dans l'expression des gènes, qu'on allume ou éteint à volonté, au moins chez l'animal.

  Or la causalité n'est pas l'explication: un jet d'eau  peut prendre une gracieuse forme de corolle, laquelle s'explique par les propriétés de l'écoulement, densité, tension superficielle, température, pression, force vive etc.., mais la causalité c'est seulement le robinet que l'on ouvre ou que l'on ferme. La confusion entre causalité et explication est à l'origine de bien des mécomptes dans notre industrie. L'enseignement actuel est à cet égard terriblement réducteur, comme le serait un cours d'aéronautique limité à la description des commandes de l'airbus.

 

     La biotechnologie, en sortant les éléments biologiques de leur contexte, en rompant les liaisons naturelles recrée des degrés de liberté. La causalité très simple des phénomènes naturels laisse la place à un éventail de possibilités qui rend très difficile la restauration d'une chaîne de causalité vers un effet recherché, en l'absence d'une connaissance intime des mécanismes biologiques. Ainsi, créer une souris par clonage, est une opération pleine d'aléas, que la moindre déviation au protocole peut faire échouer.

 

      C'est aussi le problème de la recherche de médicaments. Concevoir de nouvelles molécules par un algorithme est un vieux rêve, qui s’est nourri d’une double illusion: les biologistes croient les chimistes capables, par des calculs d'ajustement de structures, de créer des molécules nouvelles qui se fixent aux  cibles qu’ils identifient. De leur côté les chimistes croient volontiers que les biologistes pourront, grâce à des moteurs de recherche appropriés, prédire les propriétés pharmacologiques et la toxicité de n’importe quelle molécule.

   Les efforts de modélisation n’ont pas manqué, avec cependant des résultats qui n’ont guère dépassé l’amélioration incrémentale de substances existantes : le péché originel de ces méthodes est qu’elles mettent en relation des espaces disparates (–séquences - structure 3D -  activités pharmacologiques-) chacun muni de sa topologie naturelle et entre lesquels n’existe aucun « homéomorphisme », comme aurait dit Laurent Schwartz. Ce qui veut dire qu’aucune extrapolation ou interpolation n’est possible: au voisinage d’une molécule active il y a surtout des molécules totalement inactives. Moyennant quoi le recours à l’expérimentation reste plus que jamais nécessaire. Cette impuissance de la modélisation faisait dire à  Niels K. Jerne (prix Nobel 1984) "  Les modèles mathématiques en immunologie sont comme les cerfs-volants: ça vole haut mais ça ne va pas bien loin". Il ne croyait pas si bien dire : sa théorie de l'idiotypie n'a valu que des déboires aux industriels qui ont misé dessus.

     Pour prendre un exemple proche, la causalité de l'amyotrophie spinale  infantile est bien connue. A la suite des travaux de Chris Henderson, à Luminy, on sait reproduire  la dégénérescence du neurone moteur en "tube à essai". Mais la causalité de la thérapie nous échappe complètement et c'est par un criblage de milliers de molécules, que  la société Trophos a identifié et sélectionné des molécules actives pour la survie des neurones moteurs, aujourd'hui en phase II d'essai clinique.

      Un dernier exemple illustre de façon presque caricaturale l'opposition entre biologie et biotechnologie. C'est celui des OGM, des végétaux génétiquement modifiés. Vus du côté de la biotechnologie ces organismes ont été extrêmement difficiles à construire et à stabiliser; les échecs ont été plus nombreux que les succès et c'est un exploit technique extraordinaire que de les produire à grande échelle à un coût compétitif.  Du point de vue biologique si l'on pose la question de l'impact de ces cultures sur la biosphère la situation est complètement différente: la biosphère stabilisée par l'évolution, en état stationnaire caractérisé par l'intensité des échanges, est extraordinairement robuste à la perturbation que représente une culture d'OGM, Une catastrophe écologique, ou un simple impact sont complètement improbables, non pas parce que le transfert de gènes n'existerait pas mais précisément parce qu'il existe depuis toujours. Le temps manque pour développer ce thème, largement controversé dans le grand public, ce qui me permet d'enchaîner avec ma conclusion. 

* * * 

     Biologie et Biotechnologie s'opposent enfin par la façon dont elles s'insèrent dans l'éco-système qu'est le corps social. La biologie rassure, la biotechnologie inquiète. Des résistances corporatistes, des phobies entretenues par des prédicateurs apocalyptiques, s'opposent à la diffusion des connaissances et à l'émergence des produits. Plus généralement la  perception de la technologie par la société est aujourd'hui compromise, entraînant un reflux des étudiants des disciplines scientifiques. 

      L’enseignement technique a disparu de l’enseignement général, et c’est infiniment regrettable. L’école primaire d’autrefois faisait une part à la leçon de choses, tant il est vrai que l’on a besoin de comprendre le monde dans lequel on vit. C'est pourquoi il faut sortir l’enseignement technique de son ghetto et oeuvrer à renverser la désaffection vis-à-vis des études scientifiques. L'Académie des Technologies visite les lycées techniques, l' Académie de Marseille a lancé un concours  sur le sujet. Tout espoir n'est pas perdu.

     L'autre aspect des relations technologie & société concerne le processus de décision en matière de choix technologiques. Alors que chacun s’accorde à considérer que les juges doivent être indépendants, que les médecins doivent rester souverains dans le choix de la thérapie à appliquer à leurs malades, les ingénieurs devraient au contraire adopter profil bas et se borner à  donner des avis, que les politiques pourraient parfaitement ne pas suivre. Ils ont inventé le principe de précaution pour cela. C'est ainsi qu'on assiste au gouvernement par l'opinion publique, grave confusion des genres:

  L'opinion publique est aujourd'hui considérée comme une personne, de surcroît émotive, exigeante, pour ne pas dire tyrannique: "l'opinion publique est traumatisée" écrit Philippe Kourilsky  dans son livre sur le principe de précaution (p 30).  Georges Courteline faisait déjà parler l'opinion publique  dans "Sigismond" :

 

     "Tel, nous voyons émerveillés

     Crouler à torrents les lumières!..

     Il pleut des Vérités Premières:

     Tendons nos rouges tabliers"

 

     Mais  comme le dit Gaston Bachelard dans "La formation de l'Esprit Scientifique":

  " La science, dans son besoin d'achèvement comme dans son principe, s'oppose absolument à l'opinion."(p 14)

     Trop souvent, aujourd'hui, les décisions politiques en matière de santé, d’énergie, de transport,  sont biaisées. Le Président de la République, énarque hier, avocat aujourd'hui,  écoute autant les sondages que ses experts pour construire son opinion,  sur les OGM,  les maladies à prion, l'évolution du climat...

    

     Je ne crois pas qu’il faille flatter l’homme de la rue. Il est plus facile à l’ingénieur d’intégrer les aspects sociaux d’une décision, qu’à l’homme de la rue d’en intégrer la dimension technologique. Le citoyen a d’abord besoin de pouvoir compter sur la compétence de l'expert, comme il a besoin d’avoir confiance en son médecin. C’est  l'embarrasser et l'inquiéter que de lui demander de débattre sur les méthodes de production d’énergie, ou sur le stockage des déchets nucléaires. Le citoyen aura confiance dans  l'expert si d'abord l'expert se respecte lui-même et ne se laisse pas dessaisir de sa responsabilité. Pour sa crédibilité, le chercheur doit veiller à  ne  pas se placer en conflit d'intérêt et l'enseignant doit garder son indépendance, aussi importante, me semble-t-il, que l'indépendance des juges. Mais décharger le citoyen n'est pas décharger le pouvoir politique, dont le rapport avec les détenteurs de la technologie, doit être, comme en architecture, celui du maître d'ouvrage, au maître d'oeuvre.

* * * 

            L' Académie de Marseille n'a pas seulement pour vocation le maintien de la tradition; je  souhaite qu'elle se fasse entendre sur les sujets contemporains qui touchent la santé, le traitement des déchets, les transports, l'état de la mer, que sais-je.... comme le font l' Académie des Sciences et  l' Académie des Technologies.

      L' Académie de Marseille a suffisamment de prestige pour être écoutée, ce sera pour le bien de tous.

 

     Je vous remercie pour votre attention.