Éloge funèbre de Roger Duchêne par Jean Chélini

Éloge funèbre de Roger Duchêne par Jean Chélini

Madame, (ma chère Jacqueline), Hervé, Rémi et vos enfants,

    Mes chers confrères,
    Mesdames, Messieurs,

     L'éloge funèbre est un genre convenu au point d'être conventionnel même pour ceux qui comme Roger Duchène sont familiers des Panégyriques latins et des Oraisons Funèbres du Grand Siècle. Donc tout en parlant au nom de l'Académie de Marseille dont il était l'un des membres les plus prestigieux, je ne voudrais pas donner à mon propos un style trop académique, mais plutôt le ton affectueux du confrère et de l'ami.

     Le sort nous donne à tous les deux un dernier rendez vous dans cette église Saint-Michel, l'église familiale de son épouse, Jacqueline Cayol, où se sont déroulés tous les grands évènements de leur vie commune, fiançailles, mariage, baptêmes et qui aujourd'hui accueille ce vaste rassemblement de sa famille, de nos confrères de l'Académie et de leurs nombreux amis.

     Notre première rencontre avec Roger s'était faite, il n'y a pas loin de 50 ans, dans les vieux locaux du lycée Thiers qui abritait la khâgne marseillaise, les classes de Lettres Supérieures et de Première Supérieure. Lui venait de l'Ouest, de Saint-Nazaire, il était pensionnaire et il était le chef de classe : le "sec" de Khâgne comme on disait. Il nous a bizuté nous les nouveaux, avec une bonhomie souriante, qui ne nous a pas trop épouvantés. Jacqueline était dans nos rangs et c'est dans cette atmosphère studieuse qu'est né leur amour. Lorsqu'il est parti préparer l'agrégation à la Faculté de Lettres d'Aix, il m'a passé le flambeau pour être "sec" après lui et nous sommes restés proches, participants aux joies communes de nos ménages qui commençaient. Ce sont là des souvenirs qui ne s'effacent pas et qui marquent toute une vie. Je me souviens encore avec émotion de la fête de leurs fiançailles qui avait été si chaleureuse.

     Après nos carrières se sont séparées, il était agrégé de lettres et avait pris ses premiers postes au lycée de Bourg-en-Bresse, puis au lycée Thiers et nous nous retrouvâmes seulement en 1960 à la Faculté de Lettres où il devint assistant de littérature française, alors que j'étais assistant d'histoire du Moyen Age, auprès de Georges Duby. Dès lors pendant plus de 40 ans, Roger Duchêne a mené une brillante carrière d'enseignant et d'homme de lettres, au sens le plus noble du terme. Il avait choisi le XVIIème siècle comme champ de recherche et s'est attaché très fortement à l'oeuvre de la marquise de Sévigné, sujet de sa thèse. Il a publié une dizaine d'études échelonnées sur plus de vingt ans abordant tous les aspects du métier de la grande épistolière et établit l'édition critique des Lettres en 3 volumes dans la collection de La Pléiade, une oeuvre monumentale et définitive que l'on vient de rééditer. Il s'est penché sur quelques destins emblématiques de la période comme Molière, La Fontaine, Madame de La Fayette, Ninon de Lenclos, et publié des essais significatifs sur des aspects mal connus ou négligés du XVIIème siècle, Les Précieuses ou comment l'esprit vint aux femmes, ou encore Etre femme au temps de Louis XIV.

     Non seulement, il écrivait beaucoup dans un échange constant d'idées et de textes avec son épouse qui était son premier lecteur et son fidèle correcteur, mais encore il s'efforçait d'attirer étudiants et chercheurs à l'étude de son siècle de prédilection. Il fonda, en 1971, le Centre méridional des rencontres sur le XVIIème siècle (le CMR 17) qu'il dirigea pendant de nombreuses années. Il présida le Comité d'organisation de l'année Sévigné pour le trois-centième anniversaire de la mort de la marquise en 1996. Préoccupé des problèmes de l'université française sur l'évolution de laquelle il avait écrit un essai remarqué, il siégea successivement au Comité consultatif des Universités, puis au Conseil supérieur des Universités jusqu'en 1982. Mais sur place à Marseille, alors que nous étions des jeunes enseignants pas encore quadragénaires, nous avions imaginé une aventure magnifique, celle de créer une Faculté des Lettres à Marseille, les liaisons avec Aix n'étant alors pas commodes, ni guères agréables. Nous avions gagné le maire, Gaston Defferre à notre projet. Il avait prévu un bâtiment d'accueil, nous avions élaboré un programme d'études, mais les Aixois, le rectorat, le ministère n'ont rien voulu entendre et le projet est resté dans les cartons. J'ai tenu à le rappeler comme un épisode peu connu de l'histoire intellectuelle de notre ville !

     Car s'il était breton d'origine, il aima passionnément sa Provence d'adoption dont il écrivit l'histoire en 2 volumes et il aima Marseille, sa résidence à laquelle il consacra de nombreuses études et surtout en 1999 un grand livre qui fait date, intitulé sobrement Marseille, en collaboration avec Jean Contrucci pour le 2600ème anniversaire de la fondation de Massalia. Il dirigea pendant plusieurs années Marseille, la revue culturelle de la ville.

     C'est dans ces circonstances que nos destins se sont recroisés durablement. Roger avait été élu à l'Académie de Marseille en 1972 au fauteuil de son maître de grec, Louis Moulinier. Roger m'incita à poser ma candidature ou je succédai au Pr. Charles Mattéi en 1974. Nous étions devenus confrères de la même Compagnie, appelés à nous rencontrer plus souvent. Directeur en l'an 2000, il organisa un très bel ensemble de manifestations à la gloire de la Cité phocéenne.

     Fidèle aux séances, jusqu'à ce que la maladie le contraigne au repos, Roger Duchêne intervenait souvent dans les discussions, défendant avec véhémence ses points de vue, toujours soucieux d'approcher le plus près de ce qu'il pensait être la vérité. Dès que la maladie lui a laissé un répit, il est revenu à l'Académie, affaibli certes, mais toujours lucide et pugnace. Et dans ce même temps de rémission, il eut encore le courage et la force d'écrire son dernier livre, Comme une lettre à la poste, les progrès de l'écriture personnelle sous Louis XIV que Fayard, son éditeur avait promis de publier au printemps 2006 et qui vient de sortir. Il a eu le temps de voir le volume, ce fut une dernière grande joie littéraire pour lui et ses proches. Car sous une écorce parfois rude, Roger avait un coeur affectueux et fidèle. Il avait su nouer des amitiés auxquelles il fut attaché jusqu'à la fin de sa vie, comme avec notre maître de Khâgne, le Professeur Coulet.

     Grand Prix littéraire de Provence, Médaille de la ville de Marseille, Roger Duchêne a été couronné par les plus grandes récompenses dans sa discipline, comme le Prix Castex de l'Académie des Sciences morales et politiques et le Grand Prix de la biographie littéraire de l'Académie française, pour son ouvrage sur Molière. Ce matin, l'Académie de Marseille rend un solennel hommage à notre grand confrère disparu, pour qu'il prenne en paix son repos aux Champs élyséens comme l'aurait t-on dit au Grand siècle, dans la Maison du Père comme nous préférons le dire aujourd'hui. Que Jacqueline, ses enfants et petits-enfants reçoivent ici l'expression de notre amicale admiration pour Roger et nos plus affectueuses condoléances. Nous le garderons dans nos coeurs !

    Jean CHÉLINI