Réception solennelle du Pasteur Raymond Dodré

 RÉCEPTION SOLENNELLE DU PASTEUR RAYMOND DODRÉ     

   
    Monsieur,
    Monsieur le Pasteur,

    En vous voyant entrer dans cette salle, avec vos deux parrains, dont l'un est à proprement parler une marraine, je n'ai pu m'empêcher de penser que ce spectacle, si représentatif du meilleur de nos comportements d'aujourd'hui, aurait été, hier ou avant-hier, un immense objet de scandale.

    Une femme, votre parrain ? Une femme à l'Académie ? Madeleine Villard, dont chacun connaît les mérites professionnels et la compétence historique, a été la première à devenir membre résidant de notre compagnie. La première après une certaine Constance Pipelet, élue dès 1802, comme membre associée seulement. La première donc à part entière, en 1975. C'est dire qu'il a fallu du temps, beaucoup de temps pour qu'une idée qui remontait au moins au siècle des lumières, la présence des femmes dans les assemblées littéraires, trouve un début d'exécution. Il y a maintenant trois membres résidants du sexe féminin dans notre académie. Il s'en est fallu de peu qu'il y en ait eu quatre. L'évolution des mentalités, sur ce point, qui peut paraître mineur, ne s'est pas montrée aussi avancée qu'on aurait pu l'espérer.

    A côté de notre confrère, ou consoeur, car sur ce point aussi le langage hésite ou résiste, un évêque, un archevêque de l'église catholique. Nous sommes dans la ville de Marseille-alliance, de Marseille-espérance, et cela nous réjouit tous, catholiques et réformés, croyants ou incroyants, de voir un pasteur de l'église réformée de France, président du consistoire de Marseille, parrainé par l'achevêque de la ville.

    Pour en arriver là, que de chemins parcourus ! Madeleine Villard, dans sa savante étude sur les Protestants à Marseille, a souligné la longue hostilité pour les huguenots d'une ville qui se veut tout entière catholique. Hostilité dès l'origine. Hostilité constante. En 1562, quand l'édit de Saint-Germain, autorise la prédication de la religion réformée dans le royaume, la ville de Marseille argue de ses anciennes franchises, reconnues par son premier comte angevin au XIIIème siècle, pour que la ville reste en dehors de l'édit. Le roi Charles IX accepte cette dérogation. En 1585, un nouveau règlement municipal, dit règlement d'Angoulême, proclame dans son article Ier : "Nul ne pourra entrer dans la maison commune de Marseille en quelque charge que ce soit s'il n'est de religion catholique, apostolique et romaine". Cet article ne sera jamais abrogé juqu'à la nuit du 4 août 1789, où seront abolis tous les privilèges et franchises des villes au profit d'une future réglementation uniforme de toutes les communes de France.

    Car Marseille, fait exceptionnel, n'a pas reçu le fameux édit de Nantes. Comme Charles IX, Henri IV a dû accepter par lettres patentes que Marseille en soit exemptée. Le roi Louis XIV le rappelle à l'intendant Morant dans une lettre du 26 juin 1685, où il constate que malgré cela, "plusieurs particuliers de la dite religion (prétendue réformée) ne laissent pas d'y résider et d'y faire des acquisitions d'immeubles" et "prétendent parvenir par leur résidence au droit de citoyens et les artisans d'être reçus aux maîtrises et jurandes de leurs arts". On est à quatre mois de la révocation de l'édit de Nantes. L'intolérance religieuse des Marseillais sert ici de prétexte et de précédent à celle du roi de France.

    Entre les mentalités de ce temps-là et celle d'aujourd'hui, que de chemin parcouru. Ce qui était proprement impensable est devenu réalité. Quelle leçon ! mais aussi quel doute jeté sur les plus profondes certitudes ! Comment nos convictions les plus fortes seront-elles jugées demain ?

    Pour passer de l'exclusion des réformés à leur acceptation, on a suivi deux méthodes. La première, toute pragmatique, c'est celle que décrit la lettre de Louis XIV : on admet la présence de l'autre sans la reconnaître. On le laisse cohabiter sans garantie. Quitte à le rejeter brusquement et brutalement. On le garde, parce qu'il est utile et dans la mesure où il l'est. La même lettre du roi à Morant l'exprime naïvement. L'intendant doit prendre une ordonnance interdisant aux réformés de s'établir dans la ville "sous quelque prétexte que ce puisse être, pourvu toutefois que vous jugiez que de semblables défenses ne fassent point de préjudice au commerce".

    Bien préférable, mais plus lent, le second cheminement vers la reconnaissance de l'autre s'établit sur un système de valeurs. Voltaire, grand défenseur des minorités oppprimées, a été l'inlassable champion de la tolérance, seul principe sur lequel peut s'établir la paix religieuse, et même tout simplement la paix civile, dans un monde où s'est développée une large diversité de pensées et de croyances. On préfère, aujourd'hui, parler de respect de l'autre, mais c'est un autre nom de la tolérance. Il faut bien reconnaître que cette valeur recouvre un large scepticisme sur l'aptitude de la nature humaine à découvrir la vérité. Cette tolérance, ce respect privilégie importance donnée à chaque individu, à l'existence et à l'intégrité de chaque individu. Nulle idée, nulle doctrine ne peut lui être imposée par la force. Dans la France d'aujourd'hui, nous vivons en principe sur ces valeurs. Ce sont elles qui permettent l'exemplaire réception d'aujourd'hui.

    Vous êtes, Monsieur, un homme de foi. Car la tolérance de nos jours n'exclut pas la foi, non plus que la foi n'exclut la tolérance. Cette foi vous est, si j'ose dire personnelle, car rien dans votre milieu ne vous conduisait à en faire l'essentiel de votre vie, rien ne vous orientait vers l'église réformée. Vous êtes né en décembre 1937, à Vermand, dans l'Aisne, d'une mère catholique, et d'un père, mort avant votre naissance, enterré par le pasteur d'un village voisin. Cette circonstance conduit votre mère à vous faire baptiser par le même pasteur. Vous voilà orienté vers l'église réformée. Un catholique du grand siècle y aurait vu un égarement dû à l'esprit malin. Vous y voyez, sans doute, un choix de la Providence. Reconnaissons que cette orientation première était, en vérité, bien fragile par rapport à la forte orientation de tant de vos confrères nés dans l'église réformée, entourés de parents et parfois de pasteurs nés dans la même religion. Votre décision m'apparaît comme la conséquence d'un cheminement, le fruit de votre liberté.

    Vous n'êtes pas en effet de ceux qui ont tout de suite ou très jeune senti une impérieuse vocation. Vous faites de bonnes études au Lycée de Saint-Germain en Laye sans avoir encore décidé de votre avenir. Vous avez l'esprit rigoureux et vous passez en section C, la section des "matheux" votre première partie de baccalauréat. Mais vous aimez la philosophie, et vous vous orientez vers cette discipline pour votre seconde partie. Vous êtes alors au collège Cévenol de Chambon sur Lignon. C'est là, m'avez-vous confié, que votre vocation vous est devenue une évidence. Vous ne quittez cependant pas tout sur le champ pour aller vers l'église. Vous décidez d'entreprendre une double série d'études. Vous faites une propédeutique Lettres à la Sorbonne, dans l'option philosophie. Vous gardez un souvenir ébloui de plusieurs de vos maîtres d'alors, tels Henri Birault et Jean Brun, le second protestant. Vous commencez parallèlement des études de théologie à la faculté de thélogie protestante de Paris. La maladie vous empêche de continuer de suivre cette double voie. Vous choisissez la théologie. Vous voici à 26 ans licencié dans cette discipline. Un an de service militaire dans l'armée de l'air à Cambrai et à Reims. Un quart de siècle plus tard, vous reprendrez du service à l'armée : vous êtes depuis 1988 aumônier de la garnison de Marseille.

    Le temps est venu pour vous d'entrer dans le service actif de votre église. Vous avez fait des stages auprès de pasteurs chevronnés. Vous avez une certaine expérience. On vous destine à une paroisse de la banlieue parisienne, à Créteil. Cela vous ravit. Les nécessités du service, comme on dit, vous déplacent avant même que vous ayez pris votre poste. Il est question de vous envoyer à Marseille, près d'un certain pasteur, qu'on vous dit aussi intelligent, brillant et rayonnant que... je n'ai pas retenu l'adjectif dont on qualifiait ce pasteur pour vous en faire peur. Finalement, c'est à Martigues que vous allez. Vous y êtes "pasteur proposant". Après avoir été consacré pasteur de l'église réformée de France en novembre 1965, vous voilà pasteur, j'allais dire titulaire. Vous restez à Martigues. Vous y resterez jusqu'en 1971.

    Vous auriez été le premier surpris si on avait annoncé un si long séjour en Provence. Vous n'y êtes pas venu de vous-même. On vous y a envoyé. Vous ne pensiez pas y rester. Mais vous vous êtes attaché à la mission qu'on vous avait confiée. Vous deviez créer à Martigues une nouvelle paroisse. Vous l'avez fait. Signe de votre réussite, vous y avez élevé un temple. Votre arrivée à Martigues intervient deux ans après la décision de créer à Fos un grand complexe industrialo-portuaire. C'est le temps du mythe de Fos, puis d'une certaine expansion liée aux premières réalisations, puis des désillusions. Vous êtes discret sur votre action, mais on devine quel réconfort votre présence a pu apporter aux réformés du lieu, qui voyaient leur milieu traditionnel bouleversé par un véritable séisme, aux réformés venus d'ailleurs, qui avaient besoin d'être accueillis et de trouver un point d'ancrage.

    Singulier destin que le vôtre. Vous êtes un homme du nord, surtout vu de Marseille, et vous voilà établi dans notre région. Vous n'y avez aucune attache familiale, ni récente ni ancienne, et pourtant vous y restez. Vous y êtes encore, pasteur à Marseille depuis 1971. Vous n'avez pas envie de quitter notre ville, puisque vous voilà de notre Académie, qui, m'avez-vous dit, sera pour vous un lieu privilégié d'accueil et de rencontres lors de votre retraite, qui se profile à l'horizon. Cette confiance dans notre compagnie nous honore. J'espère qu'elle en sera digne, et que vous trouverez effectivement chez elle ce milieu culturel ouvert et bouillonnant que vous espérez y trouver. Vos paroissiens ont été jusque-là votre famille. Après, quand vous leur aurez donné toute votre vie active, l'Académie prendra leur place.

    Cet espoir ne m'étonne pas. Car au paradoxe de vous voir réformé malgré vos origines catholiques, solidement établi dans le midi malgré votre première implantation dans l'Aisne, puis à Paris, s'en ajoute une autre, aussi étonnante : vous avez passé votre vie dans l'action alors que vous êtes, j'allais dire par vocation, par une autre vocation que vous avez fait passer après le service de votre église, vous êtes un intellectuel.

    Je ne peux le prouver par vos livres. Car vous êtes un homme de parole. Vous n'avez pas le temps d'écrire. Mais j'ai déjà dit votre goût pour la philosophie dans votre jeunesse, et vos fortes études de théologie. Vous avez bien voulu me confier un exemplaire dactylographié de votre thèse intitulée L'Ecclésiologie de Philippe du Plessis-Mornay. Il faudra que vous nous présentiez à l'Académie cet ami, ce fidèle de Henri IV, soldat de sa foi, politique et théologien. De votre thèse, je retiens votre lecture attentive du Traité de l'Eglise, paru en 1578, réédité en 1600, bien fait, d'après ce que vous en dites, pour vous confirmer dans votre choix de l'église réformée. Une sorte de réfutation, bien avant sa parution, du fameux livre de Bossuet sur les Variations des églises protestantes.

    A la page 52, vous indiquez que, selon votre auteur, il y a "trois sortes de différends" entre les théologiens réformés et ceux de l'église romaine. Et d'abord, "les choses expressément défendues en la parole de Dieu". Parmi elles, "les Images, reliques et toutes espèces d'idolâtrie qui se font en la Papauté". L'oeuvre de votre prédecesseur, le regretté Albert Detaille, un de mes anciens à l'Académie dont la compétence souriante, affable et modeste reste gravée dans ma mémoire, vous a conduit à revenir sur le problème des Images, que vous avez traité avec plus de nuance que votre illustre auteur de thèse. Peut-être aussi avez-vous inconsciemment voulu vous revancher, en nous montrant votre belle compétence en ce domaine, de la mauvaise note que vous avait valu, à l'oral du bachot, à Clermont-Ferrand, une question sur la peinture au XIXème siècle à laquelle vous n'aviez guère su quoi répondre. La défiance huguenote envers les images vous avait privée d'une mention Très Bien. La voilà aujourd'hui compensée par la béate admiration de notre compagnie sur votre connaissance de la querelle des Images. Plus sérieusement, votre discours de remerciement témoigne de votre besoin de ne pas rester à la surface des choses, de réfléchir sur les problèmes de toujours, comme celui des images, en les replaçant dans leur actuelle perspective.

    Cette attitude philosophique, avec ses prolongements théologiques, me paraît une des clés de votre personnalité. Quand je vous ai demandé de m'en dire un peu plus sur vous afin de m'aider dans cet éloge, vous m'avez donné quelques détails sur votre enfance et votre jeunesse, mais sur la suite, seulement les étapes de ce que qu'on peut appeler votre carrière. Vous n'avez évoqué votre ministère que de cette manière toute extérieure, avec une discrétion bien compréhensible. Mais vous avez noté par écrit devant moi, pour que je me les rappelle, quelques noms de théologiens, vos maîtres à penser, Jacques Ellul, Vahanian, Bultmann, Tillich, Bonhoeffer. Vous avez pris plaisir à m'en découvrir les idées, oubliant soudain l'heure et le temps qui passait. Puis vous m'avez confié un livre qui faisait largement état de leur pensée.

    En le lisant, j'ai constaté leurs nombreuses divergences (vous me les aviez signalées), et leur grand point commun, la volonté de construire une thélogie (ou simplement une vision de l'homme) qui tienne compte de la civilisation d'aujourd'hui, de nos problèmes sociaux, du monde actuellement envahi par les techniques. Pour ces thélogiens, et pour vous avec eux sans doute, le chemin est étroit et difficile entre l'affirmation fondamentale que l'Evangile ne doit pas s'accorder au temps, et qu'il doit cependant être de notre temps. Pour Vahanian, exposant la pensée de Jacques Ellul dans un article intitulé "Anarchie et sainteté ou l'illusion du sacré", le défi posé au christianisme, au temps de la Renaissance, par l'apparition d'un monde nouveau, n'était rien à côté de celui que posent aujourd'hui les mutations du monde moderne. Mais il ne faut pas, pour autant, croire, dit-il, ceux qui annoncent "la mort de Dieu". Car, explique Vahanian, "Le Dieu de la Bible est un Dieu qui crée, qui s'incarne, qui est tout en tous : il a sa demeure avec les hommes". A eux de lui donner la vie.

    La théologie que j'ai entre-aperçue grâce à vous me paraît obsédée par la présence, par la puissante intrusion du monde moderne et de sa culture non seulement laïque, mais athée, dans les consciences, le plus souvent à leur insu. Elle essaie de donner un sens au ministère du pasteur, ou du prêtre. L'intellectuel ne peut se dérober à cette réflexion. Mais ce ministère, en même temps, l'en écarte, car il l'occupe et le justifie par l'action, par la nécessité de rassurer et de guider les autres, par l'apport de ce qu'on n'ose plus appeler "les consolations de la religion", souvent si nécessaires, appel constant des malheureux de l'âme ou de la chair à la charité active du pasteur ou du prêtre.

    Ce ministère, Monsieur le pasteur, vous l'avez exercé à Marseille depuis 1971, dans la paroisse de Grignan-Endoume, longtemps aux côtés de notre regretté confrère le pasteur Marchand, dont l'éloge sera prononcé lors une toute prochaine réception dans notre Académie. Dire que vous êtes resté auprès de lui jusqu'à sa retraite, que vous êtes devenu son ami et parfois son soutien, c'est faire en même temps votre éloge et le sien, car il faut avoir une très forte personnalité pour demeurer auprès d'une autre très forte personnalité sans y dépérir. Vous y êtes parvenu, grâce à Dieu, ou plutôt, puisqu'il me faut dire vos mérites, grâce à votre solidité, à votre sens du devoir et à votre ouverture d'esprit.

    Un dernier mot sur votre carrière, ou plutôt vos activités. Vous avez été membre du conseil régional de l'Eglise réformée de France pendant une quinzaine d'années. Vous êtes depuis 1988 président du consistoire de Marseille. Ce sont là de hautes fonctions, électives, je crois, qui témoignent de la grande confiance dont vous honorent vos coreligionaires.

    J'ai, Monsieur, été conduit à parler de votre fonction, de votre religion, de votre foi. On ne peut les dissocier de votre personne. Mais je voudrais, en terminant, souligner qu'à mon sens, votre élection à l'Académie ne leur doit rien, au moins directement. C'est ce que marque, d'une certaine façon, votre élection dans le fauteuil d'Albert Detaille et non dans celui du pasteur Marchand. On n'est pas, on ne doit pas être élu à notre Académie es qualité. On y est choisi pour sa personne. Interrogé sur la qualification nécessaire pour entrer à l'Académie française, un membre de cette illustre institution répondit, non sans malice, qu'il n'y avait pas de condition, que "n'importe qui" pouvait s'y présenter. Nos statuts sont pareillement muets sur les conditions requises pour devenir membres de notre compagnie. Plus n'est besoin d'être catholique. Chacun peut s'y présenter, de préférence encouragé par des amis académiciens. Le vote décide entre les candidats. Si vous avez été très brillamment élu, c'est que nous nous sommes laissés persuader que vous aviez beaucoup à nous apporter.
    Grâce à vous, j'ai un peu renoué avec du Plessis-Mornay et fait quelques timides pas dans le difficile pays de la théologie. Je suis sûr que votre présence parmi nous ne sera pas seulement un hommage aux quelque 20 000 réformés que compte Marseille selon la savante estimation donnée par Madeleine Villard dans son livre, mais une incitation constante à donner, dans nos débats, la place que mérite, à côté de toutes les autres formes de pensée moderne, la réflexion des théologiens sur la condition de l'homme d'aujourd'hui


ROGER DUCHENE